mercredi 19 novembre 2008

L'amour-alliance

Roy Clements a donné ce discours à la conférence d’Evangelicals Concerned (région orientale) en juin 2002 – c’était originairement tiré de son livre People who changed history (Les gens qui ont changé l’histoire)

Peu de cultures ont employé le mot « amour » plus librement que la nôtre. Pourtant, énormément de gens de nos jours trouvent difficilement la sorte de relation interpersonnelle profonde qu’ils veulent vraiment. C’est vrai tant pour les hétéros que pour les homos. Quelle que soit votre orientation sexuelle, de nos jours, l’amour s’avère bien trop souvent difficile à trouver, et le sexe frivole prend sa place.

Dans son livre The Art of Loving (L’art d’aimer), Eric Fromm attribue toute la responsabilité à notre système économique. C’est le capitalisme, dit-il, qui a rendu impossible l’amour réel en cultivant l’intérêt personnel. Les gens ne s’aiment plus vraiment. Ils se servent les uns des autres pour satisfaire leurs besoins individuels. C’est un genre de contrat commercial. De même qu’un propriétaire d’une auto se sert d’un mécanicien pour la réparer, les gens se servent les uns des autres.

D’autres sociologues ont attiré l’attention sur le rôle des médias dans l’érotisation de société. Il y a quarante ans, la parution de Lady Chatterley’s Lover de D. H. Lawrence en Grande Bretagne était suffisamment scandaleuse pour mériter une action en justice sous l’Obscene Publications Act (loi des publications indécentes). Maintenant nous avons la pornographie, parfois à peine déguisée en des vidéos d’éducation sexuelle, en vente dans les supermarchés de High Street. Et les annonceurs semblent incapables de présenter même un produit aussi prosaïque qu’une barre de chocolat sans la transformer en un objet de fantasme phallique. Ce déferlement d’érotisme a voulu dire que les espérances pour les prouesses sexuelles de son partenaire, et pour l’extase sexuel personnel, ont monté à des sphères vertigineuses. En fait, je soupçonne que le niveau général de stimulation sexuelle dans la société contemporaine a atteint une hauteur non vue depuis l’époque de l’Empire romain. Dans un tel monde il n’est pas surprenant que la distinction entre l’amour et le sexe s’estompe.

Alors, le capitalisme est-il est responsable de la prolifération de relations superficielles ? Ou les coupables sont-ils les médias fous de sexe ? Une étude récente qui a éclairé la question suggère que la réponse est peut-être encore plus fondamentale. Paru dans les années 1980, il s’agit d’un livre intitulé The Habits of the Heart (Les habitudes du cœur). Produit d’un petit groupe de sociologues à l’université de Californie à Berkeley, il avait pour but d’analyser la tension entre la liberté individuelle et l’engagement social.

L’une de ses conclusions les plus significatives concernait les attitudes envers les sentiments. Les auteurs ont découvert que les gens pouvaient être répartis en deux groupes en ce qui concerne les sentiments. Le premier groupe comprend ceux avec des idées à ce sujet qualifiées de « traditionnelles ». Ceux-ci étaient d’avis que les sentiments doivent toujours être subordonnés au devoir. Ils ont donc attaché une grande importance à des vertus telles que la maîtrise de soi, l’abnégation, l’autodiscipline et la sacrifice de soi. Les traditionalistes de ce genre considéraient l’amour comme un engagement de la volonté à honorer, que ses sentiments à ce sujet soient bons ou mauvais.

Mais les recherches ont montré que cette mentalité était en train d’être rapidement remplacée dans la société moderne par quelque chose de différent ; les chercheurs l’ont appelé l’attitude « thérapeutique ». D’après cette vue, les sentiments ont la priorité sur tout le reste. Les vertus importantes ne sont pas celles qui restreignent l’expression du soi, mais celles qui la libèrent. Non la maitrise de soi, ni l’abnégation, ni l’autodiscipline, ni la sacrifice de soi, mais plutôt l’épanouissement personnel, la réalisation de soi, l’approbation de soi, l’accomplissement de soi – ceux-ci étaient les mots à la mode de la nouvelle attitude thérapeutique. Cela a beaucoup influencé les idées sur l’amour. L’idéal thérapeutique d’amour est le partage spontané de sentiments entre des individus ; l’engagement à long terme n’y figure pas du tout, nécessairement. Au contraire, selon cette attitude, si mon partenaire ne pourvoit pas à mes besoins émotionnels, j’ai le droit de rompre la relation.

Or, je ne veux pas être incompris. Je crois qu’on peut dire beaucoup en faveur de cette nouvelle attitude thérapeutique ; car il y a beaucoup de gens qui sont opprimés par des sentiments de devoir déplacés. L’attitude thérapeutique leur rend un grand service, en les aidant à découvrir leurs propres désirs et besoins, les libérant des contraintes artificielles de rôles sociaux restrictifs qu’ils n’ont jamais choisi à jouer, et de la pression manipulatrice d’autres gens qui se servent des sentiments de culpabilité pour parvenir à leurs fins. J’ai vu assez en tant que pasteur pour se rendre compte que jouer le martyr n’est pas toujours la manière dont un chrétien devrait se comporter. Les relations peuvent être abusives. L’affection peut être exploitée. Dans de telles situations il faut absolument se défendre. Il n’est pas nécessairement égoïste de s’affirmer.

Mais il faut avouer que lorsque l’attitude thérapeutique est poussée à l’extrême, elle est désespérément destructrice des relations amoureuses. Car si on croit avoir raison de quitter un partenaire simplement parce que ce dernier ne donne pas tout ce qu’on veut à ce moment-là, alors, franchement, peu de relations dureront ou atteindront une quelconque profondeur d’intimité.

Sans doute, le capitalisme, à travers son appui de l’intérêt personnel, a défriché le terrain pour cette nouvelle attitude « thérapeutique », et sans doute les médias l’ont également encouragé par sa préoccupation avec les images érotiques. Mais je suis convaincu que la source fondamentale de la décadence des relations interpersonnelles amoureuses n’est pas l’économie Thatcherite ni les films pornographiques. Ose-je le dire ? Je crois que c’est une question morale. Au cours du dernier demi-siècle nous avons redéfini le sens du mot « amour ». L’amour n’est plus un engagement sacrificiel à une autre personne ; l’amour est maintenant une intensité de sentiment dans soi-même. Ce changement s’est produit de façon très subtile, mais je crois qu’il est maintenant presque universel.

Et il me semble que c’est pourquoi le livre de Ruth fournit une perspective tellement importante et salutaire. Car il traite de la façon dont l’engagement interpersonnel peut faire toute la différence dans notre expérience de la signification de l’amour. Le livre de Ruth soutient qu’il est possible, même dans une société caractérisée par l’attitude « thérapeutique », de découvrir à nouveau ce mélange d’intimité profonde et de sécurité à long terme que seul l’amour engagé puisse fournir. Et ce livre défend cette conviction, non en enseignant de la théorie sociologique, mais en employant le plus charmant de tous les moyens d’enseignement – il raconte une histoire. Une histoire qui, comme une bougie dans les ténèbres, est porteur d’espoir pour des gens qui ont perdu leurs illusions sur l’amour : des gens qui sont las de vivre dans une société où la loi de la jungle prévaut généralement. Le livre de Ruth veut nous convaincre que l’amour, défini de façon traditionaliste comme un engagement sacrificiel à une autre personne, est la sorte d’amour la plus dure et la plus noble. Ruth porte sur la loyauté et sur le prix que cette loyauté impose. Il s’agit de mettre les besoins d’autrui au-dessus des nôtres. Par-dessus tout, il s’agit de la façon dont Dieu atteint ses buts dans l’histoire à travers des individus insignifiants qui se fient à lui assez pour prendre les risques que requiert ce genre d’amour engagé sacrificiel.
A l’époque où les juges gouvernaient Israël, il y eut une famine dans le pays. Un homme de Bethléem en Juda partit séjourner avec sa femme et ses deux fils dans le pays de Moab. Cet homme s’appelait Elimélek, sa femme Noémi et ses deux fils Mahlôn et Kilyôn. Ils étaient Ephratiens, de Bethléhem en Juda. Ils parvinrent en Moab et s’y établirent. Elimélek, le mari de Noémi, mourut là et elle resta seule avec ses deux fils. Ils épousèrent des femmes moabites, dont l’une s’appelait Orpa et l’autre Ruth. Ils demeurèrent là une dizaine d’années, puis Mahlôn et Kilyôn moururent aussi tous les deux, et Noémi resta privée de ses deux fils et de son mari.
Le récit se déroule, comme le dit le premier verset, à l’époque des juges. C’était une époque, comme notre propre siècle, lorsque le vieil ordre moral était en train de s’effondrer. Tout le monde faisait exactement ce qu’il voulait – ou comme l’a fameusement dit l’auteur des Juges, « chacun faisait ce qu’il jugeait bon ». C’était une société tout à fait hédoniste, et par conséquent la brutalité sexuelle et la violence criminelle étaient communes.

Une illustration effroyable de cela est fournie dans les derniers chapitres du livre des Juges, où l’on lit des choses sur le viol collectif et le meurtre d’une jeune servante de Bethléem, et sur la vendetta sanglante qui s’est ensuivie. Ce sont les chapitres 19-21 qui racontent ces événements sordides – mais soyez prévenu – franchement, ils semblent plus comme la une d’un tabloïd que ce qu’on s’attendrait normalement à lire dans la Bible.

Cela aurait été une période assez dure même dans le meilleur des cas. Mais à la violence et à la criminalité de l’époque, notre narrateur ajoute un autre fardeau : la cruauté de providence. Non seulement c’était l’époque où gouvernaient les juges, mais il y avait également une famine dans le pays.

Était-ce un jugement de Dieu sur le déclin moral du peuple ? Était-ce peut-être, comme on a vu au cours de ces dernières années dans certaines parties de l’Afrique, une famine aggravée par leur bellicisme incessant ? Je soupçonne que l’intention de notre narrateur est peut-être que nous tirions une telle conclusion, parce que Bethléem est le cadre pour son histoire, et Bethléem était l’endroit exact d’où a émergé le viol collectif dans les derniers chapitres du livre des Juges.

C’était également ironique, parce que le nom « Bethléem » veut dire « la maison du pain ». Ainsi il n’y avait pas de pain dans la maison du pain. Alors, est-ce surprenant ? Comment pouvaient-ils s’attendre à ce que Dieu accorderait sa bénédiction à un endroit où la brutalité sexuelle et la violence des masses étaient devenues une partie acceptée de la vie quotidienne ?

Toutefois, Bethléem était du moins, comme le note le narrateur, une ville de Juda, c’est-à-dire, elle se trouvait dans les limites tribales du Pays Promis, que Dieu avait donné à son peuple élu. Donc, je crois que nous devons présumer que la décision d’Elimélek de quitter Bethléem pour aller en Moab en tant que refugié économique était peu judicieuse. Moab n’était pas un endroit où tout Israélite qui se respectait choisirait à habiter. Les gens de Moab étaient des païens idolâtres qui n’avaient pas caché leur hostilité envers Israël tout au long des siècles précédents. En fait, le livre du Deutéronome a expressément interdit aux Juifs tout contact social avec les Moabites. La décision d’Elimélek de faire déménager sa famille vers Moab était d’autant plus répréhensible parce qu’il a amené ses deux fils (adolescents, sûrement) avec lui. Quelles étaient les chances qu’ils pussent trouver deux jeunes filles juives à courtiser en Moab ? Rien d’étonnant à ce que Mahlôn et Kilyôn finissent par annoncer leur intention d’épouser des femmes de Moab.

Je crois que nous pouvons conclure à coup sûr que, comme tant d’hommes à l’époque des juges, Elimélek était loin d’être héros spirituel. Et comme si c’était une confirmation de ce soupçon, le narrateur note, non seulement la mort prématurée d’Elimélek, mais aussi la mort prématurée de ses deux fils. Dans le contexte de l’Ancien Testament il se peut que nous soyons censés également l’interpréter comme un acte de jugement divin.

Mais quoi qu’il en soit, étant donné que tous les hommes ont été prématurément supprimés, le terrain est défriché pour ce qui devait être pour les Juifs un développement inattendu dans l’histoire. Contrairement à tant de ces aventures militaires à cette époque-là dans le livre des Juges, ce sera une histoire centrée sur des femmes. Des femmes, d’ailleurs, qui semblent avoir plus de spiritualité dans leur petit doigt que la plupart des hommes de la période entière du livre des Juges semblent avoir eue dans leur corps entier. Examinons d’abord Noémi.

Noémi

Lorsqu’elle a entendu en Moab que le Seigneur était venu à l’aide de son peuple en leur fournissant de la nourriture, Noémi et ses belles-filles ont préparé à revenir en Judée de là. Accompagnée de ses deux belles-filles, elle a quitté l’endroit où elle avait habité et s’est mise en route pour le pays de Judée.

ensez-vous que la veuve d’Elimélek avait hésité à émigrer en premier lieu ? Sans aucun doute, elle tient à revenir en Judée maintenant. La mort de son mari et de ses fils semblent avoir abouti à un désir féroce de découvrir à nouveau ses racines spirituelles. Notez la référence au « Seigneur » (v. 6). Aller en Moab avait été une grosse erreur, et le Seigneur les avait jugées pour cela. Elle avait tout perdu ; elle n’a même pas été récompensée avec des petits-enfants. « Il est temps de revenir. Faisons comme si ces dix dernières années n’avaient jamais existé. Essayons d’en récupérer quelque chose dans le sillage de toute cette misère effroyable », dit-elle.

Mais une pensée lui vient alors, et elle dit à ses deux belles-filles :

« Allez, retournez chacune à la maison de sa mère. Que l’Éternel use de bonté envers vous comme vous en avez usé envers ceux qui sont morts et envers moi-même » (1:8).
Lorsque Ruth et Orpa sont entrées dans la famille d’Elimélek, voyez-vous, elles sont techniquement devenues une partie de sa famille. En femmes mariées, elles ont perdu leur adhésion au tribu de leurs parents. Pourtant, dans cette situation plutôt extraordinaire, Noémi se rend compte que retourner à leurs familles en Moab servirait leur intérêt – quoique leur accueil soit incertain.

Beaucoup de commentateurs interprètent les mots de Noémi, confrontée au chagrin personnel profond, comme un geste de générosité plutôt exceptionnelle, car elle offre de dire adieu au seul appui social lui restant en veuve. En plus, le fait que les belles-filles de Noémi soient tellement réticentes à profiter de cette offre en dit long sur son caractère.
« Non – lui disent-elles – nous reviendrons avec toi vers ton peuple » (1:10)
Les relations entre une belle-mère et les femmes de ses fils ne sont pas connues pour l’affection tranquille, n’est-ce pas ? Ainsi donc je crois que Noémi a dû être une femme exceptionnellement gentille par nature d’avoir obtenu une telle réponse de ses belles-filles. Nous sommes peut-être censés conclure qu’elle faisait honneur à son nom : car « Noémi » signifie « sympathique » en hébreu. Sa suggestion que Ruth et Orpa devraient retourner à leur pays était sans doute encore une autre expression d’une gracieuseté qu’elles pouvaient attendre de Noémi. Et leur désir de rester avec elle confirme l’affection profonde qu’elles avaient pour elle en conséquence.

Mais je ne peux pas m’empêcher de soupçonner que notre narrateur veut que nous remarquions l’ironie, voire le sarcasme dans le ton de Noémi dans le verset 8 lorsqu’elle dit, « Que le Seigneur use de bonté envers vous, comme vous l’avez fait envers ceux qui sont morts et envers moi ». J’y décèle l’implication tacite : « Franchement, Dieu pourrait tirer une leçon de vous deux ; bien que vous soyez païennes, vous avez été beaucoup plus gentille avec moi que lui ! J’espère seulement qu’il vous traitera mieux que moi ! Car il m’a laissée sans repos, sans foyer, sans mari et sans aucune chance de trouver à nouveau une telle sécurité ou une telle tranquillité d’esprit ».

Si nous en avons le moindre doute, ce ton cynique est encore plus clair dans les versets 11-13 :
« Retournez, mes filles. Pourquoi viendriez-vous avec moi ? Je suis bien plus affligée que vous, car la main de l’Éternel s’est étendue contre moi ! »
Ne pouvez-vous pas y entendre l’amertume ? Comme si elle disait :

« Ne restez pas avec moi. Je suis une ratée, moi. Je porte malheur. Les choses iront plus mal pour vous si vous restez avec moi. Après tout, vous êtes qui ? Jeunes femmes moabites. Là d’où je viens, vous serez les victimes de toutes sortes de discrimination raciale et harcèlement sexuel. Je suis au courant de ce qui se passe à Bethléem. Votre seul espoir de survivre dans cette jungle est d’avoir un mari qui pourrait vous protéger et subvenir à vos besoins. Là, c’est peu probable. Quel Israélite qui se respecte épouserait une femme d’une race méprisée dans son propre pays ? Mes fils l’ont fait seulement parce qu’ils habitaient en Moab. Ils ne l’auraient jamais fait en Judée. Si j’avais d’autres fils, ils feraient peut-être ce qui est convenable, et vous épouseraient à la place de leurs frères, mais je n’en ai pas, je ne suis plus en âge d’en avoir, et même si j’en avais, vous seriez trop vieilles pour vous marier quand ils deviendraient adultes. Il est inutile de revenir avec moi. Vous ne ferez qu’augmenter votre réserve de malheur. Votre seul espoir se trouve en Moab. En Judée il n’y a d’espoir pour aucun de nous. Surtout pas pour moi. Non, mes filles, je suis bien plus affligée que vous, car la main du Seigneur s’est étendue contre moi ».

Certains commentateurs va jusqu’à suggérer que ce n’était pas autant un cas de générosité héroïque de la part de Noémi, mais un cas de désespoir résigné qui l’a poussée d’offrir à ces deux femmes la liberté de retourner en Moab ; elle était en proie, affirment-ils, d’un désespoir tellement abject qu’elle était presque devenue suicidaire. Cela semble certainement être le ton de sa salutation aux femmes de Bethléem lorsqu’elle y parvient finalement.
Elle leur répondit: « Ne m’appelez plus Noémi, appelez-moi Mara (L’affligée), car le Tout-Puissant m’a beaucoup affligée. Je suis partie d’ici les mains pleines, mais le Seigneur m’a fait revenir les mains vides. Alors pourquoi m’appeler encore Noémi quand le Seigneur tout-puissant s’est tourné contre moi et a causé mon malheur ? (1:20-21)
C’est comme si le retour à Bethléem, avec tous ses vieux souvenirs, élevait son apitoiement sur elle-même à un nouveau degré d’intensité. Un certain traducteur a essayé de traduire le calembour en argot. Son piètre résultat : « Ne m’appelez pas chérie, appelez-moi grognon ».

Voilà une femme blessée et en colère qui n’a pas peur d’en faire savoir au monde ! Au-delà de la gamme d’espoir, le chagrin l’a plongée dans les profondeurs de mélancolie atypique.

Mais se peut-il que l’intention de l’auteur inspiré soit que nous tirions une leçon des mots durs et amers de Ruth ? Une leçon sur comment faire face aux pertes. Certains d’entre nous ont subi le même sort, n’est-ce pas ? Quelqu’un que vous aimez est parti, peut-être en conséquence de la mort ou de l’échec du mariage. Des circonstances inéluctables vous a peut-être menés dans des directions différentes, ou il/elle vous a peut-être quitté pour quelqu’un d’autre, comme le font les gens de nos jours. Quelle que soit la raison, si vous avez connu une perte vous connaîtrez les étapes qui l’accompagnent invariablement : l’engourdissement des premiers jours que les autres prennent souvent pour de la force ; la tristesse profonde qui s’empare de votre esprit après que le premier choc a disparu, le noyant dans un flot incessant de mélancolie et de dépression ; les sentiments irrationnels de remords et de colère qui vous surprennent et vous désorientent ; la lutte étrange entre la fantaisie et la réalité ; l’espoir torturant que soudain il/elle apparaîtra dans la porte et tout sera comme avant ; la douleur sans soulagement ; les questions sans réponses ; les regrets, le désir pour juste encore une occasion de dire « je m’excuse » ou « merci » ou peut-être simplement « adieu ». Par-dessus tout, vous aurez ce sens d’isolation totale, cet enfer privé de solitude complète – qui est tellement exaspéré par les banalités bien-intentionnées mais tout à fait inadéquates des amis qui vous disent : « vous en sortirez ». « Vous avez vos souvenirs », disent-ils, mais vous ne désirez pas de souvenirs. Les souvenirs ne sont que la poussière et les cendres dans votre bouche, déclenchant plus de douleur. Une peu de musique sur la radio, une parfum dans l’air, un passant dans la foule qui ressemble au bien-aimé ; des souvenirs évidemment insignifiantes et involontaires, toutefois, ils suffisent à vous plonger dans de nouvelles cataractes de désespoir. Si vous avez perdu quelqu’un, vous n’aurez aucun mal à vous reconnaître en Noémi.

Bien entendu, certains commentateurs, se rendant compte du ton négatif du dialogue de Noémi dans ce chapitre, ont tendance à la critiquer. Après tout, Ruth a également du chagrin, disent-ils, mais elle semble avoir trouvé une disposition d’esprit beaucoup plus positive que sa belle-mère. Et il n’est sûrement pas convenable de blâmer Dieu comme le fait Noémi ?

Personnellement, je doute sincèrement que l’intention du narrateur est que nous répondions de façon tellement critique. Je soupçonne que, comme le livre de Job et comme beaucoup des psaumes, notre auteur nous y encourage de compatir à la dévastation émotionnelle que la perte apporte dans son sillage. Bien sûr que Noémi blâme Dieu. Bien des personnes au cœur brisé le font, et il est facile de comprendre pourquoi. N’est-il pas le chef souverain de toutes les affaires humaines ? Si ce n’était pas lui qui a supprimé Elimélek et ses deux fils, qui était-ce ? Appelez cela l’attitude thérapeutique si vous voulez, mais il est parfois nécessaire de décharger les sentiments négatifs. Il n’y a rien de non spirituel vis-à-vis de l’honnêteté émotionnelle – bien qu’on puisse être pardonné d’avoir pensé qu’il y en avait, à en juger par le stoïcisme pointilleux de nombreux chrétiens évangéliques.

Non, dans cette histoire, Dieu nous invite à être franc au sujet de nos sentiments – aussi franc que Noémi.

Une des fonctions de la grande littérature est de nous donner des mots et des histoires qui nous aident à faire ainsi. Vous souvenez-vous du moment dans le film Quatre mariages et un enterrement quand le jeune homme gay a lu le poème de W.H. Auden ?
Arrêter les pendules, couper le téléphone,
Empêcher le chien d’aboyer pour l’os que je lui donne,
Faire taire les pianos et les roulements de tambour
Sortir le cercueil avant la fin du jour.
Il était mon Nord, mon Sud, mon Est, mon Ouest,
Ma semaine de travail, mon dimanche de sieste,
Mon midi, mon minuit, ma parole, ma chanson.
Je croyais que l’amour jamais ne finirais : j’avais tort.
C’était une scène poignante et touchante. La génie d’Auden lui a donné les mots dont il avait besoin pour exprimer le chagrin amer qu’il éprouvait en ce moment-là. Et, de même, en enregistrant la plainte amère de Noémi, la Bible nous donne une façon de nous apercevoir notre propre douleur émotionnelle pendant ces moments cruciaux de notre vie quand nous en avons besoin.

Dans son roman The Blood of the Lamb (Le sang de l’agneau), Peter de Vries raconte une histoire qui a produit un effet puissant sur moi au fil des années. Il s’agit d’un homme dont la fille meurt de la leucémie. Au douzième anniversaire de sa fille, il est en route à l’hôpital, un gâteau d’anniversaire dans ses bras. Avant qu’il n’y arrive, il apprend la nouvelle que sa fille est morte. Par désespoir, il chancelle dans les rues, tenant encore le gâteau, ne sachant où il va. Il se trouve hors d’une église. Et comme il lève ses yeux au crucifix sur le mur de l’église, soudain il explose de colère, lançant violemment le gâteau d’anniversaire au visage du Christ.

Cela a soulevé toutes mes défenses évangéliques la première fois que je l’ai lu. C’était, je me suis dit, un acte hideusement blasphématoire. J’en réfléchissais alors et je me suis rendu compte que ce n’était rien de la sorte. C’était un symbole de colère, oui, mais qu’est-ce qui est Jésus sur la croix sinon un symbole de colère, la colère passionnée de Dieu contre le mal de ce monde cassé et inique ? La croix est le signe de la colère divine en train de se décharger de façon sauve et guérissante. À travers cette croix, Dieu se réconcilie avec un monde inique. Là, sa colère est dégagée. Ainsi donc, comment pourrait-il être dérangé par un autre père qui a également perdu un enfant, déchargeant sa colère de la même façon ?

Le monde que nous habitons est injuste et tragique. Quand on se met en colère, il faut se rappeler que cette émotion-là n’est pas inconnue pour Dieu. Lui aussi l’a éprouvée. Je ne crois pas que cela lui dérange d’exprimer notre colère. Je pense qu’il sait que nous avons besoin de nous soulager le cœur si jamais nous allons nous réconcilier avec ce qui s’est passé, ou si nous allons vraiment nous réconcilier avec lui, l’architecte de nos vies. Il ne faut pas blâmer autrui, ni, à mon avis, soi-même quand on ressent de tels sentiments négatifs. Quand nous sommes déroutés par la façon dont Dieu nous traite, et quand nous nous sentons dupés par la cruauté de sa providence, il est donc naturel, et loin d’être non spirituel, de vouloir le lui raconter. Refouler notre rage dans cette situation n’aurait probablement pour effet que d’intensifier notre dépression.

J’ai souvent eu des gens dans la peine me dire, « Je sais. Je ne devrais pas ressentir cela. » Mais « devrais » n’est pas un mot utile dans le contexte de nos vies émotionnelles. Les sentiments ne sont pas sous le contrôle de la volonté de la même façon que le sont les actes moraux. Être honteux de ses sentiments est un peu comme être honteux de son apparence. Il y a une limite à ce qu’on peut faire pour changer son apparence. Et il y a une limite à ce qu’on peut faire pour changer ses sentiments. La réponse convenable aux sentiments négatifs est la même qu’une réponse convenable à un bouton sur le visage qu’on ne désire pas : l’acceptation, non les sentiments de culpabilité. Si on refuse d’affronter ses sentiments négatifs, on se condamne à un cycle encore plus cruel de rancune interne accumulé, d’où peut-être il n’y aura pas de fuite facile.

S’il existe des doutes sur l’intention de la Bible de donner la permission d’exprimer de la colère contre une perte personnelle, voire contre Dieu lui-même, on ferait bien de se rappeler celui qui, dans son heure de chagrin, s’identifiant aux innocents souffrants à travers le monde, a crié « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »

La tristesse de Noémi ne durera pas toujours. Il est important de se rappeler cela. Cette histoire-là a bien une fin heureuse. Mais tant que le chagrin endure, il n’y a absolument rien dans la religion biblique requérant que Noémi fasse semblant de ressentir quelque chose qu’elle ne ressentait pas vraiment. Et la religion biblique l’encourage bien à exprimer son chagrin en présence de Dieu, juste comme elle le ressentait.

Toutefois …

… dans cette scène de tragédie et de vies brisées, il y a déjà un signe d’espoir.

Noémi ne le reconnaît pas à cette étape de l’histoire, car cela provient d’une source bien inattendue. Mais nous, en auditeurs de l’histoire avec un point de vue privilégié, pouvons le voir. Il centre, bien sûr, sur l’autre vedette féminine du drame : Ruth.

Ruth
Mais Ruth lui répondit : « N’insiste pas pour que je te quitte et que je me détourne de ta route; partout où tu iras, j’irai; où tu t’installeras, je m’installerai; ton peuple sera mon peuple et ton Dieu sera mon Dieu. Là où tu mourras, je mourrai aussi et j’y serai enterrée. Que l’Eternel me punisse avec la plus grande sévérité, si autre chose que la mort me sépare de toi ! Devant une telle résolution à la suivre, Noémi cessa d’insister.
Bien que cela se produise au début de l’intrigue, cette décision de la part de Ruth est effectivement le gond sur lequel l’histoire entière pivotera. En fait, on trouve que ces deux versets sont le tournant, non seulement du sort de Ruth et Noémi elles-mêmes, mais de la nation entière d’Israël. On n’exagérerait pas en affirmant que le plan complet de salut de Dieu pour le monde entier pivote sur cette décision apparemment insignifiante d’une veuve moabite. Voilà pourquoi cette histoire est tellement extraordinairement passionnante.

Pourquoi a-t-elle refusé de retourner en Moab ? Noémi a essayé de la persuader, mais la force de sa logique n’a pas du tout ébranlé la résolution de Ruth : « Devant une telle résolution à la suivre, Noémi cessa d’insister ». (1:18) Littéralement, « Noémi s’est abstenue de parler avec elle ». Encore une fois, le ton du hébreu ne suggère pas tant la gratitude pour la fidélité de Ruth que le silence renfrogné de celle dont la capacité de lutter est complètement épuisée. Noémi est au-delà du point de se faire du souci. Elle croit que le grand geste de Ruth n’aura aucune effet sur sa situation. Pour sa part, c’est la folie pure, et d’un point de vue rationnel, elle a raison de le penser.

Ruth aurait été bien justifiée de retourner à son monde familier, comme l’avait fait sa belle-sœur Orpa. C’était la chose raisonnable à faire ; personne ne pourrait vraiment la blâmer pour cela. Même sa belle-mère le disait. Cependant, elle choisit de rester avec Noémi, sachant que, selon toute probabilité, elle choisit une vie de pauvreté, d’exil et de célibat. Pourquoi l’a-t-elle choisie ?

Selon l’auteur, la clé se trouve manifestement dans les mots de Ruth. « N’insiste pas pour que je te quitte et que je me détourne de ta route; partout où tu iras, j’irai; où tu t’installeras, je m’installerai; ton peuple sera mon peuple et ton Dieu sera mon Dieu ». Qu’impliquent ces mots ?

Tout au moins, ils impliquent que Ruth a commencé à croire en le Dieu de la Bible. Elle était peut-être moabite d’après la race, mais sa foi était maintenant devenue celle d’une Israélite. Et pas seulement nominalement, parce qu’elle était entrée dans une famille juive. Non, lorsqu’elle est donnée l’occasion de retourner à ses dieux tribaux, elle choisit volontairement de ne pas le faire. De toute évidence, la foi qu’elle avait embrassée comptait beaucoup pour elle personnellement. Cela vaut la peine de remarquer une subtilité intéressante dans l’usage répété du narrateur du verbe « revenir » dans ce chapitre. En hébreu, ce mot-là porte le sens, non seulement de changer la direction d’un corps, mais également le sens métaphorique de « repentir » ou d’« être converti ». Autrement dit, cela peut signifier revenir à Dieu. Et, réflexion faite, il doit porter ce sens ici. Car Ruth ne « revient » physiquement pas à Bethléem, puisqu’elle n’y a jamais été. Toutefois, le texte hébreu du verset 22 dit expressément : « C’est ainsi que Noémi et sa belle-fille, Ruth, la Moabite, revinrent des plaines de Moab. »

Ce n’était pas simplement un voyage pour Ruth, voyez-vous. C’était un baptisme.

La décision de Ruth d’accompagner sa belle-mère à Bethléem était une identification publique au Dieu d’Israël. « Ton Dieu sera mon Dieu », a-t-elle juré. Ce désir de ne plus s’identifier aux idoles païens de son propre peuple était un facteur majeur, semble-t-il, dans le choix de Ruth.

Quand même, je crois que c’est plus compliqué que cela. Réexaminez de près les versets 16-17. Les paroles de Ruth ici ne sont pas seulement la simple expression de détermination personnelle. Elle exprime délibérément sa décision sous forme d’une promesse d’alliance. L’invocation d’une malédiction sur elle-même, si jamais elle ne tient pas sa parole, est caractéristique de telles alliances dans le monde antique. « Que l’Eternel me punisse avec la plus grande sévérité, si autre chose que la mort me sépare de toi ». Une telle formulation dans le monde antique avait la force d’un contrat légal, plutôt semblable aux paroles des vœux de mariage contemporains.

Ce qui est d’autant plus remarquable est la similarité entre la formulation choisie par Ruth et la promesse d’alliance que Dieu avait faite à Israël au temps de Moïse. Dieu avait maintes fois dit à Israël dans les premiers livres de la Bible, « Partout où tu iras, ma présence ira avec toi ». Et Ruth que dit-elle à Noémi ? « Partout où tu iras j’irai ; où tu t’installeras, je m’installerai ». Dieu avait dit à Israël à de nombreuses reprises, « Je serai votre Dieu et vous serez mon peuple ». Et Ruth que dit-elle à Noémi ? « ton peuple sera mon peuple et ton Dieu sera mon Dieu ».

Les parallèles sont manifestes et délibérées. Ruth rappelle la formule d’alliance. Pourquoi ? Pourquoi se lier de façon tellement irrévocable et solennelle à cette autre femme, dans une formulation vénérable qui était tellement caractéristique de la promesse divine à Israël ? Je crois que c’est parce que notre auteur nous invite à tirer une conclusion – une conclusion extrêmement importante.

Ruth était peut-être une nouvelle convertie à la foi d’Israël, mais elle a déjà appris quelque chose de profonde importance théologique à propos du Dieu de la Bible. Elle avait appris que la réponse morale principale que Dieu exigeait de son peuple était l’amour. Et une sorte spéciale d’amour – l’amour-alliance – un amour-alliance comme le sien.

L’amour-alliance n’est pas une émotion sentimentale. C’est un profond engagement personnel à une autre personne. En tant que tel ce n’est pas quelque chose que notre attitude thérapeutique contemporaine comprend ou auquel elle attache une grande valeur. Par sa nature même, cela implique de mettre les intérêts d’autrui au-dessus des nôtres – donc, cela ressemble beaucoup plus aux idées traditionnelles de l’amour associées avec l’abnégation. Fait significatif, bien sûr, un tel amour-alliance était précisément ce qui était en train de s’effondrer à l’époque où gouvernaient les juges. Osée, quelque siècles plus tard, irait encore se plaindre de cela. « Il n’y a plus d’amour-alliance dans le pays ». Dit-il, « C’est pourquoi le pays passera par le deuil, et tous ses habitants dépériront ». (Osée 4:1-3) Israël était en train de sombrer dans une mer d’anarchie morale, et la source de cet effondrement était l’abandon de l’idéal d’amour-alliance dans les relations personnelles. Les gens ne se souciaient plus les uns des autres. Ils ne faisaient plus confiance les uns aux autres. Ils n’étaient plus fidèles les uns aux autres. Dieu leur a promis l’amour-alliance, mais les gens rebelles d’Israël n’ont pas vu ce qu’ils gagneraient à faire preuve d’un tel amour les uns envers les autres. Et Israël récoltait le jugement de Dieu sur son égoïsme endurci par suite. Le pays pleurait. Il n’y avait pas de pain, même dans la maison du pain.

Quand l’amour-alliance diminue dans la société humaine, la misère augmente. Dieu a intégré cette loi morale dans le monde de façon aussi inéluctable que la loi de gravité. Et quand même, dans une échange privée entre deux femmes apparemment sans importance, un modèle différent de relations humaines y émerge. Ruth manifeste pour une vraie Israélite la sorte d’engagement d’amour-alliance que Dieu exige de son peuple en ce qui concerne les relations. Orpa, sa belle-sœur, n’était pas une particulièrement mauvaise personne de ne pas avoir fait preuve du même dévouement à Noémi. C’était simplement qu’elle n’était pas croyante. Elle ne pouvait pas faire le premier pas vers la foi qu’a fait Ruth. C’était trop sacrificiel pour elle parce qu’elle ne croyait pas en le Dieu qui récompensait pour l’amour-alliance. Mais Ruth l’a fait. Et c’est pourquoi Ruth a choisi ainsi.

Je vous suggère que cela, c’est la leçon fondamentale que notre auteur veut que nous tirions de cette histoire. Quand nous les êtres humains abandonnons l’idéal d’amour-alliance, nous créons un désert autour de nous-mêmes où les faibles et les vulnérables, comme Noémi, souffrent le plus, bien qu’ils soient peut-être les moins coupables. Et cependant, quand une seule personne découvre la foi requise à faire ce sacrifice lourd de conséquences, le jugement commence alors à se dissiper, le désert commence à fleurir et le désespoir commence à céder à l’espoir.

La décision de Ruth de s’accrocher à Noémi était effectivement un tel tournant. Lisez l’histoire ultérieure et vous découvrirez qu’au bout du compte cette décision aurait pour résultat, non seulement la naissance du roi David, mais la naissance de Jésus-Christ lui-même. Et même à ce stade débutant, il y a une allusion subtile ingénieusement insérée par notre auteur indiquant que nous sommes à un tel tournant :
C’est ainsi que Noémi et sa belle-fille, Ruth, la Moabite, revinrent des plaines de Moab. Lorsqu’elles arrivèrent à Bethléhem, c’était le début de la moisson de l’orge. (1:22)
Alors, il y a du pain encore une fois dans la maison du pain ; ainsi donc, Dieu a décidé qu’il est possible de bénir son peuple à nouveau. Et quand commencent-ils à le moissonner ? Juste au moment où Ruth arrive sur les lieux. Quelle coïncidence inouïe !

Si nous avions le temps, il y a beaucoup de thèmes dans cette histoire qui mériterait l’exploration.

Le rôle des femmes dans les buts de Dieu

L’Israël ancien, bien sûr, était une société profondément patriarcale, et surtout à l’époque des juges lorsque le machisme mâle violent était à l’ordre du jour. Pourtant, dans cette histoire on nous présente une femme indépendante, autonome et courageuse. Dans le débat actuel sur les rôles des sexes, peut-être y a-t-il ici quelque chose que chacun d’entre nous, mâle et femelle, pourrait utilement considérer. Est-il possible que les femmes comprennent intuitivement l’amour-alliance et ses sacrifices mieux que les hommes ? Est-il possible que la jungle humaine ait appris aux hommes à être des rivaux agressifs et des compétiteurs, et qu’en conséquence, ils aient perdu de vue l’amour-alliance ? Est-il possible que lorsque les femmes, en leur quête légitime de l’égalité des sexes, aspirent aux mêmes rôles sociaux qu’ont les hommes, elles mettent en péril la chose la plus précieuse dont elles sont dotées – leur sensibilité spéciale à l’importance de l’amour-alliance ?

L’ouverture du cœur de Dieu aux minorités

Avez-vous remarqué à quel point l’adjectif ‘moabite’ est lié au nom de Ruth dans cette histoire ? Dans presque tous les cas où son nom est mentionné c’est « Ruth la Moabite », quoique cette description soit plutôt redondante en générale. La raison pour l’allusion répétée de l’auteur à l’origine ethnique de Ruth est qu’il veut déconseiller à son audience d’interpréter l’alliance de Dieu de façon chauvine. En raison du statut privilégié des Israélites comme peuple élu, l’ethnocentricité et le préjugé raciste étaient toujours un danger pour eux. Mais tout au long de l’Ancien Testament il existe un élément fort de protestation contre toute forme de xénophobie. La promesse d’Abraham est qu’il sera le moyen de bénir toutes les nations, et Ruth en est la réalisation classique. Dieu ne juge jamais les gens d’après leur couleur, leur sexe, leur orientation sexuelle – il examine le cœur. Et nous devrions donc faire de même.

L’exercice de prudence dans l’interprétation de la loi biblique

Selon le Deutéronome 23:3, aucun Moabite n’était permis de se joindre au peuple de Dieu. Les Moabites étaient exclus en permanence. Tout de même, on trouve ici une femme moabite qui était acclamée comme héroïne spirituelle ! Comment cela ? On aurait sans doute sourcillé à Bethléem lorsque Noémi est revenue accompagnée de cette métisse de Moab … peut-être y a-t-il certains qui citaient des textes de preuve du Deutéronome contre elle : « La Bible dit que tous les Moabites descendront aux enfers ! Il ne faut pas les admettre dans l’Alliance Évangé … euh … je veux dire, dans la nation d’Israël ».

Mais le fait est, bien sûr, que les Moabites dénoncés par la loi étaient des Moabites païens. Ruth, quoique Moabite de naissance, croyait aussi en le Dieu de la Bible. Et l’idée directrice de notre histoire est que, en tant que telle, elle avait autant le droit d’être acceptée dans le peuple de Dieu que n’importe quel Israélite.

La leçon est claire. Une interprétation littérale des lois et des règles qu’on trouve dans la Bible peut mener à des très mauvaises conclusions. Si la loi sur les Moabites avait besoin d’interprétation prudente, est-il donc possible que la loi sur l’homosexualité en ait également ?

Une leçon sur l’amour

Comme je l’ai dit au début, nous habitons un monde où bien trop souvent les relations humaines se révèlent être peu heureuses. Dans son livre The Sane Society (La société raisonnable), Eric Fromm remarquent, « On ne peut pas trouver beaucoup d’amour dans le monde contemporain. Au lieu de cela, il y a une amitié superficielle qui dissimule une distance, une indifférence, une méfiance subtile ». Comme l’écrit Karen Homey dans The Neurotic Personality of our Time (La personnalité névrotique de notre époque), « l’individu normal de nos jours se sent isolé … Il se trouve dans un dilemme : il désire ardemment de l’affection mais a du mal à l’obtenir ». Dans son livre The Culture of Narcissism (La culture de narcissisme), Christopher Lasch écrit, « Dans notre société … il est de plus en plus difficile de maintenir des amitiés, des relations amoureuses et des mariages qui durent. La vie sociale est devenue de plus en plus belliqueuse. Les relations personnelles ont pris la nature du combat. Certains gens ennoblissent le combat en offrant des cours de l’affirmation de la personnalité ; d’autres célèbrent les liens temporaires qui en découlent avec des slogans comme ‘la relation ouverte’. Mais en le faisant, ils ne font qu’accentuer l’insatisfaction avec la qualité des relations humaines qui est au cœur de notre problème ».

‘L’amitié superficielle’, ‘l’isolation émotionnelle’ et ‘l’insatisfaction généralisée avec la qualité des relations’ – est-ce que de telles locutions vous disent quelque chose ? C’est sûrement le cas pour moi. Comme dans l’époque des juges, il n’y a aucune fidélité, aucun amour-alliance, et donc, le pays pleure.
Mais l’encouragement que l’histoire de Ruth nous apporte est que vous et moi pouvons faire quelque chose pour changer les choses. Il ne faut pas les postes de cabinet pour le faire ; il ne faut pas marcher dans les couloirs de pouvoir pour changer le cours des événements de notre société. Ce que le livre de Ruth a l’audace de suggérer est qu’un seul acte d’amour héroïque de la part d’un membre insignifiant d’une minorité socialement méprisée était la clé de l’entièreté de la bénédiction future d’Israël.

Voyez-vous maintenant pourquoi Jésus a dit que les gens ont besoin de voir comment nous les chrétiens nous nous aimons ? Il n’y a rien de plus puissant à faire pour ce monde inique que de démontrer, comme Ruth, la nature de l’amour-alliance de Dieu dans nos relations.

C’est un message particulièrement poignant pour ceux qui sont gays. Sommes-nous peut-être aux prises avec la solitude qui accompagne souvent notre orientation ? Avons-nous peut-être du ressentiment contre elle ? Comme Noémi, au fond de nous, nous nous sentons dupés par la manière dont Dieu nous a traités. C’est une réaction compréhensible, bien entendu. Mais le fait est que nous n’avons pas à nous apitoyer sur nous-mêmes. Il y a une alternative, une façon d’échapper à l’amertume et trouver le contentement. Cela requerra la foi et le sacrifice de notre part, mais la noblesse de Ruth démontre que c’est possible. Elle fait du célibat, non son sort, mais son choix.

Elle s’est engagée, en amour-alliance, non à un mari, mais à une autre femme.

Non, je ne suggère pas que c’était une relation lesbienne. Quoique, franchement, s’il y avait eu une dimension érotique, je ne sois pas certain que la Bible aurait ressenti le besoin de nous le dire. Car la Bible s’intéresse moins à la question très personnelle de quand et comment les gens deviennent sexuellement excités que la plupart des chrétiens évangéliques le pensent. C’est une histoire de quelque chose de beaucoup plus important que cela – et beaucoup plus au centre de la morale biblique. C’est une histoire sur la vertu la plus haute et la plus noble dont un être humain puisse faire preuve – c’est une histoire sur l’amour-alliance.

Je songe à une femme que j’ai une fois rencontrée qui a abandonné sa carrière pour soigner un parent âgé souffrant d’une maladie d’Alzheimer – voilà l’amour-alliance. Je songe à un divorcé gay qui a refusé une promotion très lucrative afin de pouvoir passer plus de temps avec ses enfants – voilà l’amour-alliance.

Je songe à un étudiant que je connaissais qui a abandonné sa place aux Premiers Onze de Cambridge pour emmener un enfant handicapé au McDonald’s tous les samedis après-midi – voilà l’amour-alliance.

Je songe à une infirmière lesbienne qui a accepté le célibat permanent comme le prix à payer pour sa vocation de soigner les victimes de SIDA en Ouganda – voilà l’amour-alliance.

Je songe à une personne que je connais qui, en dépit des pressions d’une vie extrêmement active et astreignante, prend le temps d’aider ses amis de manière fiable et immédiate à chaque fois qu’ils ont besoin de lui – voilà l’amour-alliance.

Je songe à deux hommes gays qui habitent ensemble, fidèles l’un à l’autre, depuis presque deux décennies – qui se sont soutenus durant des périodes de chômage, de mauvaise santé et de tragédie personnelle – ça, chers amis, c’est également l’amour-alliance.

Ne permettez à personne de ridiculiser un tel amour. Je vous dis qu’un tel amour a le pouvoir de changer le monde. Ce que nous faisons, vous et moi, dans le petit et apparemment insignifiant domaine de nos relations personnelles compte – cela compte à une échelle beaucoup plus grande que nos propres vies mineures. Quant à l’amour-alliance, un acte qui pourrait sembler inutile et sans importance pour les autres pourrait être, aux yeux de Dieu, un évènement crucial dans son grand plan cosmique.

Permettez-moi de faire une comparaison : Ruth quitte la sécurité de son pays pour soigner une femme plus âgée et aigrie. Le Christ quitte la gloire du paradis pour mourir tout seul sur une croix de bois. Que devez-nous penser de ces deux évènements ? Un sacrifice inutile ? Un geste sans but ? Non – l’amour-alliance.

Le sort même de notre monde dépend de telles manifestations individuelles d’amour-alliance.

Voilà l’idée que cette histoire essaye de nous aider de comprendre. C’est, dans un sens très réel, ce que Jésus voulait dire lorsqu’il a dit chargez-vous de votre croix et suivez-moi. C’est une histoire du vrai sens de l’amour. Une histoire destinée à nous éloigner de notre attitude égoïste, individualiste et thérapeutique envers l’amour. Une histoire conçue pour nous encourager à croire que si nous voulons bien savoir ce que signifie l’amour dans sa forme la plus complète et riche, nous devons accepter l’engagement et le sacrifice comme le prix d’amour.

Dans son livre Civilisation, Kenneth Clarke commente : « Nous pouvons nous détruire tant avec le cynisme qu’avec les bombes ». C’est une constatation astucieuse. Il est trop facile, lorsque le mal est ascendant, de devenir découragé et pessimiste. Bien des personnes idéalistes s’abandonnent à la déception et au doute, sous les pressions d’un monde où le bien semble trop souvent être perdant. À certains égards, c’est précisément le danger représenté par Noémi dans l’histoire. Elle était une femme de foi, mais elle était réduite par l’impact dévastateur des circonstances à un état de ressentiment obstiné. « Le Tout-Puissant m’a beaucoup affligée », dit-elle. Elle y articule la plainte de tout croyant qui se trouve la victime innocente d’une providence divine importune. « Comment pouvez-vous continuer à croire en l’amour de Dieu, quand de telles choses surviennent ? », demandons-nous. Le monde est trop misérable, trop accablé de douleur, trop tragique, trop injuste pour qu’aucune confiance en Dieu ne survive, sauf peut-être un Dieu d’indifférence sans pitié.

Mais Noémi a découvert que son cynisme était déplacé. Dieu est amour, et en fin de compte la promesse de son amour lui était restaurée. Comment ? En conséquence de son expérience personnelle de l’amour humain de Ruth. Voilà comment sa foi en l’amour-alliance du Dieu d’Israël était restaurée ; voilà comment son âme était sauvée. Car un autre être humain lui a fait preuve de l’amour-alliance. Si nous allons éviter les périls du cynisme dans notre monde brisé, voilà comment nous devons obtenir de l’appui pour notre foi, et comment nous aussi devons chercher à soutenir la foi d’autrui.

Nous avons besoin de modèles d’amour-alliance dévoué et altruiste. On a besoin de tels modèles, nulle part plus que dans la communauté gay. Et d’où viendront de tels modèles, sinon de parmi les chrétiens ?

Voyez-vous, en cette époque turbulente, quand des hommes machos prenant plaisir au viol et aux coups d’une nuit semblaient dominer le monde, ce n’était pas l’héroïsme physique de la force de Samson qui a suprêmement fait avancer le but de Dieu et apporté la bénédiction sur le monde. C’était l’héroïsme moral de l’amour de Ruth.

* * *
L’amour-alliance. L’amour sacrificiel. L’amour rédempteur. Croyons-nous vraiment en un tel amour ? Un amour qui n’est pas simplement une intensité de sentiment située quelque part entre le cerveau et l’aine, mais qui est un engagement à un autre être humain ?

Si nous voulons voir le modèle ultime d’un tel amour, il faut se tourner vers une croix ; une croix où Dieu lui-même a démontré l’extrême auquel l’amour-alliance ira dans son engagement et dans son sacrifice, dans sa détermination absolue à faire du bien au bien-aimé. Et pendu à cette croix, il nous dit ce soir, « aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés ».

© Roy Clements, tous droits réservés. (Traduction : F.W.)

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