dimanche 23 novembre 2008

La foi évangélique et l’homosexualité

Un discours prononcé par le Dr Ralph Blair,
fondateur d’Evangelicals Concerned, Inc.,
au Princeton Theological Seminary
21 mars 2003

Voici ce qui est si évident à première vue : parmi tous les chrétiens, il se peut que les Evangéliques aient le plus de difficultés à intégrer n’importe quelle expression de l’homosexualité avec la foi chrétienne. Mais voici ce qui n’est pas si immédiatement évident : parmi tous les chrétiens, les Evangéliques devraient avoir le moins de difficultés à intégrer au moins une certaine expression de l’homosexualité avec la foi chrétienne.

Pourquoi tant d’Evangéliques ont-ils de telles difficultés ? C’est peut-être parce qu’ils ont tendance à ne prendre au sérieux ni le péché ni l’Evangile autant qu’ils le prétendent ? Ils n’auraient pas autant de difficultés s’ils prenaient le péché et l’évangile aussi sérieusement qu’ils le devraient.

Les Evangéliques affirment que le péché est tellement horrible qu’il a coûté la vie à Jésus sur la croix. Et il l’est en effet. Et il a en effet coûté la vie à Jésus. Jésus est mort sur la croix pour expier l’horreur du péché de ce monde – y compris le viol, l’excès sexuel et l’orgueil sexuel. Mais pense-t-on vraiment que Jésus a pris le chemin de la croix pour expier une expression affectueuse d’une psycho-sexualité non choisie? Est-il venu mourir parce qu’un couple fidèle et de même sexe dort et mange ensemble, et fait la vaisselle ensemble ?

Les Evangéliques prêchent que le sacrifice du Calvaire l’emporte sur tout. Et c’est vrai. Il l’emporte sur tous les péchés du monde, que ce soient les horreurs de cruauté si facilement considérées comme des péchés ou les horreurs de religiosité difficilement considérées comme des péchés. De plus il l’emporte sur les conséquences du péché : la mort, « le salaire du péché », et l’enfer lui-même. Jésus est mort afin que les pécheurs puissent être sauvés du péché, de la mort et de l’enfer.

Cependant, dans la rhétorique anti-gay, il paraîtrait que Jésus est mort pour expier un simple détail anatomique. C’est ce que fait un couple avec deux pénis ou deux vagins plutôt que ce que fait un autre couple avec un pénis et un vagin qui constitue le péché dans l’argument anti-gay. Comme le soutient un antagoniste évangélique : « la complémentarité des organes sexuels mâles et femelles » est l’accusation « la plus claire » contre l’homosexualité. [Robert A. J. Gagnon] Mais, bien sûr, la complémentarité sexuelle est un peu plus compliquée que des jeux de construction ! Dans l’attraction hétérosexuelle comme dans l’attraction homosexuelle, ce qui fait deux personnes s’attirer est l’altérité fascinante perçue dans le personnage entier de l’autre, pas la forme de leurs organes génitaux. D’ailleurs, même dans l’aspect physique des relations sexuelles, beaucoup plus que les mécanismes génitaux est impliqué. Un autre Evangélique anti-gay affirme que sans une telle dissimilitude anatomique, les « rapports sexuels de même sexe perdent la dimension symbolique de deux-devenant-un qui est présente dans les rapports sexuels mâles/femelles ». [Stanley J. Grenz] Mais il n’apprécie pas la complexité du phénomène d’une-seule-chair, une union qui porte sûrement plus sur deux êtres humains que sur deux détails anatomiques. Le « péché » de l’homosexualité se réduit alors à une question de conformité anatomique sans différencier l’expression d’amour et de violence sexuelle. Dans chaque cas le « péché » demeure dans l’élément de même sexe, point final. Ce n’est guère une approche satisfaisante même à l’égard du péché sexuel.

Les Evangéliques sont des gens de la Bonne Nouvelle – l’euangelion du Nouveau Testament. C’est le mot grec dont ‘évangélique’ dérive. Selon un érudit biblique évangélique, les termes ‘évangélique’ et ‘évangélicalisme’ sont « les plus utiles quand ils s’en tiennent à leur étymologie dans l’Evangile, la Bonne Nouvelle, que Dieu ‘avait promis par ses prophètes dans les saintes Ecritures concernant son fils Jésus-Christ,’ (Rom 1:2,3) en supposant qu’on tient un tel ‘Evangile’ avec fermeté et sincérité de cœur. Par suite, le christianisme évangélique comme mouvement doit être vu comme déterminé par son centre, non par ses extrêmes – et même ce centre doit, vu sa propre confession, être constamment testé par l’étude des Ecritures saintes ». [D. A. Carson] Un historien évangélique ajoute : « en dehors d’une foi en commun dans un évangile surnaturel, les croyances théologiques des Evangéliques divergent de façon significative ». [Mark Knoll] En fait, selon le président du Southern Baptist Seminary et un historien de l’Eglise au Westminster Seminary : « une seule tradition évangélique n’existe pas ». [Albert Mohler, Jr. et D.G. Hart] Si ces observations sont précises en général, comment soutenir que – pour ce qui est d’une expression affectueuse et fidèle de l’orientation homosexuelle – la foi évangélique exige, d’une façon ou d’une autre, une condamnation virulente ?

L’ignorance joue sans doute un rôle dans l’opposition à l’homosexualité. Et bien que l’ignorance honnête puisse être remédiée par de meilleure connaissance de la Bible, de la science et de l’expérience humaine, l’ignorance volontaire est immunisée contre toutes les données. Le pharisaïsme joue aussi un rôle. Mais on peut se repentir du pharisaïsme et être pardonné par la grâce de Dieu.

L’opposition à l’homosexualité des chrétiens conservateurs peut s’expliquer tout autant par l’allégeance aux programmes sociopolitiques de la droite, partagée par les sécularistes de droite, que que par une quelconque raison reliée au christianisme. Peut-être que c’est simplement une question de succomber à un Zeitgeist suffoquant !

Mais à moins que le péché ne soit vu en tant que quelque chose bien plus sinistre qu’une juxtaposition de terminaisons nerveuses de la peau qui exprime une affection profonde entre deux personnes de même sexe engagées à s’aimer l’une l’autre – l’homosexualité restera un obstacle pour ces gens. Et ceux-ci resteront des obstacles pour les homosexuels, que ce soient eux qui ont besoin d’entendre l’Evangile du Christ et d’y répondre ou ceux qui, ayant entendu et affirmativement répondu à l’Evangile, sont maintenant avertis que l’Evangile ne suffit tout bonnement pas dans leur cas.

Et à moins que la grâce de Dieu en Christ ne soit vue en tant que quelque chose bien plus puissamment précieux qu’un antidote moraliste à une telle juxtaposition de terminaisons nerveuses – l’homosexualité restera un obstacle pour ces gens. Et ceux-ci resteront des obstacles pour les homosexuels, que ce soient eux qui ont besoin d’entendre l’Evangile du Christ et d’y répondre ou ceux qui, ayant entendu et affirmativement répondu à l’Evangile, sont maintenant avertis que l’Evangile ne suffit tout bonnement pas dans leur cas.

Voici une autre chose évidente : les factions ecclésiastiques de la gauche semblent n’avoir aucune difficulté à intégrer presque toute expression d’homosexualité avec la foi chrétienne. Voici ce qui n’est peut-être pas si évident : la facilité avec laquelle les factions ecclésiastiques de gauche s’alignent avec n’importe quelle cause LGBT peut s’expliquer tout autant par l’allégeance aux programmes sociopolitiques de gauche, partagée par les sécularistes de gauche, que par une quelconque raison reliée au christianisme. Peut-être que c’est simplement une question de succomber au Zeitgeist suffoquant !

On me pose souvent des questions sur la lutte personnelle que j’aurais eue il y a un demi-siècle en tant qu’adolescent né de nouveau pour essayer d’assumer mon homosexualité. Je suis toujours inquiet que ma réponse – je n’ai vraiment jamais eu de difficultés – puisse sembler dure en raison des épreuves sérieuses subies par tant de gens de nos jours. Pourquoi est-ce que moi, je n’avais pas une telle angoisse à l’âge de 16 ans au milieu des années 50 – et puis au Bob Jones University ? Pourquoi est-ce que j’avais tellement peu de gêne avec l’homosexualité comme officier de l’InterVarsity à une université publique et pendant mes années aux séminaires de Dallas et de Westminster ? Et, faisant partie de personnel d’InterVarsity à Yale en 1964, comment est-ce que je pouvais parler en faveur de l’homosexualité tellement franchement et affirmativement qu’on ne m’a pas invité l’année suivante ?

De nos jours, de jeunes Evangéliques sortent du placard après des décennies d’une société progressivement plus tolérante envers l’homosexualité. Et ils sont remplis de peur, douleur, frustration et colère. Ils déchaînent leur rage contre leur éducation dans le christianisme évangélique. Beaucoup d’entre eux sont tellement furieux qu’ils « jettent le bébé avec l’eau du bain ». Ils ne veulent plus du tout être associés aux Evangéliques. Mais leur amertume témoigne d’un amour non réciproque. Et tristement, ils se laissent prendre par n’importe quel type de spiritualité superficielle et fausse à condition qu’elle soit pro-gay.

Qu’attendre d’autre ? Pour un adolescent ayant un désir homosexuel de plus en plus puissant et involontaire, ainsi qu’une incapacité croissante de contrôler les contradictions cognitives dans lesquelles l’expérience psycho-sexuelle est en désaccord avec l’enseignement de son église locale selon laquelle ce désir envers le même sexe est un « choix » vers « l’abomination », il lui faudra abandonner l’un ou l’autre. Et ce ne sera pas ce qui est involontaire. Il abandonnera ce qui a été choisi – l’église évangélique qui était autrefois un tel refuge des bonnes nouvelles, mais dont il s’est maintenant aliéné parce qu’elle prêche que son désir spontané d’intimité est strictement interdit. Par ailleurs si cette église pouvait tellement se tromper sur ce qu’elle déclare au sujet de l’expérience personnelle d’envies profondes et constantes, comment est-ce qu’une jeune personne peut-elle avoir confiance en cette église pour avoir raison sur ce qu’il n’est pas possible de connaître simplement par expérience – les doctrines de Dieu, du Christ, du salut et ainsi de suite ? C’est un peu ce que les jeunes Evangéliques qui sont gay affrontent de nos jours.

Quels facteurs contribuent à la différence entre ma propre facilité relative dans le passé et l’angoisse de ceux qui sortent du placard de nos jours ?

Le plus significatif, c’est qu’il y avait la présentation claire de l’Evangile pur que j’entendais pendant mon enfance. La bonne nouvelle était l’invitation à venir au Christ. Mais comment ? D’après les paroles de Charlotte Elliott, auteur anglican d’hymnes, chantées à la fin de chaque réunion de Billy Graham : « Tel que je suis, sans rien à moi, sinon ton sang versé pour moi, et ta voix qui m’appelle à toi, Agneau de Dieu, je viens, je viens ! » Jean 3:16 – pur et simple ! Cette prédication n’a pas été encombrée avec toutes les adjonctions sociopolitiques d’une Droite Religieuse fâchée. Naturellement on a enseigné une norme morale. Mais les enseignements étaient d’accomplir ou de ne pas accomplir des actes de bonté rigoureuse, en reconnaissance de la bonté de Dieu. La norme morale n’a pas souillé mon être vrai.

Pendant les années 50 il n’y avait aucun modèle chrétien qui était ouvertement gay ou lesbienne. Mais peu importait. J’avais beaucoup de modèles pour être un chrétien ! Et voilà ce qui avait de l’importance. J’étais chrétien, et il se trouvait que j’étais attiré par quelques personnes du même sexe que moi. D’accord ? Je croyais en l’évangile du Christ, simple mais profond, au pied de la lettre, et puis j’ai découvert les détails. Quoi que j’aie trouvé du légalisme mesquin et du pharisaïsme, je les considérais contraires à l’évangile et contraires à l’amour vaste du Christ, et au mode de vie chrétien et réaliste à laquelle il nous appelle.

Il y a également de nos jours une mentalité chagrinée et exagérée de victime qui est très à la mode. Et elle est liée avec un sens de privilège exagéré dans lequel tellement est interprété en termes de ses propres droits seulement. Ceux qui sortent du placard de nos jours sont aisément victimes de cette hypersensibilité et cette hypervigilance de la politique égocentrique d’identité autant qu’ils sont des victimes de l’homophobie et de l’hétérosexisme qui en font également partie.

Une telle façon égocentrique de voir engendrera certainement des sentiments de douleur, peur, frustration et colère. Aggravant le problème, ces sentiments sont éprouvés au sein d’une communauté où ils sont plus privilégiés que l’analyse cognitive. En essayant de contrôler les sentiments de douleur, peur, frustration et colère basés sur des interprétations de l’oppression, on se met en rage. Et un tel dégagement émotif est encouragé, voire programmé, au sein du mouvement LGBT. Mais cette approche ne fait que renforcer la douleur, la peur, la frustration et la colère, et on demeure emprisonné dans une explosion de rage impuissante, exigeant que d’autres soient blâmés et que d’autres réparent ce qu’ils ne veulent pas beaucoup réparer.

Sans essayer de changer la manière dont d’autres gens nous traitent, toujours une tâche délicate voire impossible, pouvons-nous changer la manière dont nous nous traitons nous-mêmes ? Est-ce que nous pouvons nous ramener nous-mêmes à la raison au lieu d’essayer de les ramener à la raison ? Du moins pouvons-nous commencer à nous ramener à la raison tout en essayant de les ramener à la raison ?

Assurément il doit y avoir une meilleure façon d’aborder le sujet de l’homosexualité que celle que la plupart des Evangéliques ont trouvée jusqu’ici. Et il y en a. C’est la vraie voie ancienne de l’Evangile à laquelle l’Eglise a dû revenir maintes fois à la suite de détours négligents et dangereux.

Paul a souligné l’évangile pur de la grâce salvatrice de Dieu, et de la justification par foi en Jésus Christ seul, en dehors de toute distinction conventionnelle. Particulièrement pertinent pour nous est ce qu’il a écrit dans Romains 1 et 2, Romains 14, Galates 3 – et dans ces mots inestimables de Romains 8. Il y a maintenant presque trois décennies que nous les imprimons en haut de notre bulletin d’EC : « Oui, j’en ai l’assurance, ni mort ni vie, ni anges ni principautés, ni présent ni avenir, ni puissances, ni hauteur ni profondeur, ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté dans le Christ Jésus notre Seigneur. » (Rom 8:38-39) Au fait, il n’y a aucune preuve écrite confirmant la rumeur que Paul aurait ajouté : « Oh, j’ai oublié quelque chose – rien sauf toute forme d’homosexualité ! »

Pour moi, la véritablement bonne nouvelle de l’Evangile du Christ l’a toujours emporté sur les piètres substitutions égoïstes qu’on fournit – que ce soient dans les cercles fondamentalistes et libéraux, ou dans la Droite Religieuse et la Gauche LGBT où l’homosexualité est une véritable obsession. Comme l’exprime sagement D. L. Moody, évangéliste du 19e siècle : « Regardez ce qu’il est, et ce qu’il a fait, non ce que vous êtes, et non ce que vous avez fait. C’est là le moyen de trouver la paix et le repos ».

Les résultats d’un sondage Gallup montrent que 46 pour cent d’Américains indiquent être « Evangéliques » ou « nés de nouveau ». Donc, des millions d’homosexuels et leurs familles sont obligés d’affronter l’homosexualité en rapport avec la foi chrétienne évangélique. Et quoique la plupart pensent qu’ils opèrent avec des vérités données par Dieu, ils ont une compréhension lamentablement faible non seulement de l’homosexualité, mais aussi de la foi évangélique. Car, comme déjà indiquée, leur supposition qu’une position anti-gay soit un principe de base du christianisme évangélique, comme tel, est erronée.

Et donc je ferais appel aux autres Evangéliques pour examiner de plus près ce qu’ils croient connaître de l’homosexualité et ce qu’ils croient connaître de la foi chrétienne. Prenons au sérieux l’évangile et ne le reléguons pas à juste un mantra. Prenons au sérieux le péché et ne le réduisons pas à une simple question de conformité anatomique. Soyons des disciples de Jésus, fidèles à la Bible sans justifier quelques versets bibliques, pauvrement compris, hors de toute proportion à l’appel clair de Jésus pour un amour reconnaissant pour Dieu et un rigoureusement généreux amour pour notre prochain. Et regardons en nous-mêmes plus honnêtement, afin que nous puissions voir les besoins des autres dans nos besoins, leurs fautes dans nos fautes et même leurs faiblesses dans nos faiblesses et, confrontés à des hostilités, que nous suivions Son exemple de sacrifice de soi et trouvions la solution par la croix du Christ, le seul Seigneur et Sauveur qui soit.

© Ralph Blair, tous droits réservés (traduction : F.W.)

La Bible est un placard vide

(The Bible Is An Empty Closet)

par Ralph Blair

« Les questions relatives à l’homosexualité sont très complexes et ne sont pas comprises par la plupart des membres de l’Église chrétienne », affirme Bernard Ramm du American Baptist Seminary of the West. Cet érudit évangélique de l’interprétation biblique l’indique : « Pour eux, elle est une forme abjecte de perversion sexuelle condamnée tant dans l’Ancien que dans le Nouveau Testament ». Mais comme le dit Marten H. Woudstra, spécialiste de l’Ancien Testament au Calvin Theological Seminary : « Il n’y a rien dans l’Ancien Testament qui corresponde à l’homosexualité comme nous la connaissons aujourd’hui » et selon Victor Paul Furnish, spécialiste du Nouveau Testament au Southern Methodist University : « Il n’y a aucun texte se référant à l’orientation homosexuelle dans la Bible ». Comme le constate Robin Scroggs de l’Union Seminary : « Les jugements bibliques contre l’homosexualité ne sont pas adaptés au débat actuel. On ne devrait plus les employer … non parce que la Bible n’est pas l’autorité définitive, mais simplement parce qu’elle ne traite pas les questions soulevées. … Aucun auteur du Nouveau Testament ne considère [l’homosexualité] assez importante pour donner sa propre opinion sur le sujet ». Comme l’exprime Helmut Thielicke, théologien évangélique : « On est libre de discuter de ... l’homosexualité ... seulement quand on se rend compte que même le Nouveau Testament manque d’une déclaration normative évidente en ce qui concerne cette question. Même le type de question auquel nous sommes arrivés ... doit être, pour des raisons purement historiques, étranger au Nouveau Testament ».

Les idées et les compréhensions de la sexualité ont beaucoup changé au cours des siècles. Ceux qui vivaient dans les périodes bibliques ne partageaient pas notre connaissance des différentes pratiques sexuelles; nous ne partageons pas leur expérience. À cette époque il n’y avait aucun rendez-vous amoureux comme nous le connaissons aujourd’hui; les pères arrangeaient les mariages. Les anciens, comme le constate David Halperin du Massachusetts Institute of Technology, « concevaient la ‘sexualité’ en termes non-sexuels : ce qui était fondamental dans leur expérience sexuelle n’était pas quelque chose que nous considérerions comme essentiellement sexuel : plutôt il s’agissait de quelque chose d’essentiellement social – à savoir, les catégories des relations de pouvoir qui ont nourri et ont structuré l’acte sexuel ». Dans le monde antique, le sexe n’est « pas intrinsèquement relationnel ou accompli en collaboration; il est, de plus, une expérience profondément polarisante : il sert à séparer, classifier et à répartir ses participants en catégories distinctes et radicalement dissemblables. Le sexe possède cette capacité, apparemment parce qu’il se conçoit comme étant à la fois concentré essentiellement sur et défini par un geste asymétrique – la pénétration du corps d’une personne par le corps, et, spécifiquement, par le phallus d’une autre. [Pour un citoyen] les cibles appropriées du désir sexuel comprennent, en particulier, la femme, le garçon, l’étranger, et l’esclave – dont tous ne possèdent pas les mêmes droits et privilèges légaux et politiques que lui ». Dans des études sur le sexe dans l’histoire, John Winkler, spécialiste de l’Antiquité Classique au Stanford University, nous déconseille de « trouver des questions et problèmes politiques contemporains se cachant dans des textes et des objets antiques sortis de leur contexte social ». Bien sûr, voici un principe de base de l’herméneutique (interprétation) biblique. Cependant, quelques prêcheurs continuent encore à employer certains versets bibliques pour attaquer les lesbiennes et les gays. Examinons de plus près ces versets.

Genèse 1,27

« Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa ».

Ce verset célèbre la création délibérée et égale par Dieu des personnes qui sont masculines et celles qui sont féminines. Un tel sens de création égale entre les sexes n’était pas typique dans le monde antique. Comme le constate Douglas J. Miller, professeur au Eastern Baptist Seminary : « On aurait tort de chercher … dans les premiers chapitres de la Genèse … des idées grossières de la loi naturelle. ... Cette approche [soutient] le modèle éthique ‘physique’ sur lequel l’hétérosexisme est établi. ... Cette approche de la création se base sur l’anachronisme évident créé par l’introduction des définitions de la nature du 13e siècle dans des textes hébraïques antiques. » Ceux qui emploient Genèse 1,27 contre les homosexuels devraient constater la déclaration dans Galates 3,28 où Paul insiste qu’il n’y a plus de signification théologique à la paire hétérosexuelle « homme et femme ». D’après F.F. Bruce, érudit Pauline évangélique : « Ici Paul énonce le principe fondamental; si des restrictions à cet égard sont trouvées ailleurs … elles doivent être comprises par rapport à Galates 3,28, et non vice versa ».

Genèse 19 (cf. 18,20)

L’histoire de Sodome et de l’obligation de Loth d’être hospitalier envers ses invités.

Selon William Brownlee, érudit biblique évangélique : « Dans la Genèse la ‘sodomie’ (supposée) est essentiellement l’oppression des faibles et des impuissants; et l’oppression de l’étranger est l’élément essentiel de Genèse 19,1-9 ». John Boswell du Yale University le constate : « Sodome est employé comme symbole du mal dans des douzaines de passages [de la Bible] mais le péché des Sodomites n’est qualifié d’homosexualité dans aucun exemple ». Écoutez le prophète Ezéchiel (16,48-49) au sujet du péché de Sodome : « Par ma vie, oracle du Seigneur Yahvé ... Voici quelle fut la faute de Sodome ta sœur : orgueil, voracité, insouciance tranquille, telles furent ses fautes et celles de ses filles; elles n'ont pas secouru le pauvre et le malheureux, elles se sont enorgueillies et ont commis l’abomination devant moi ». (cf. Mt 10,15) Les hommes de Sodome ont essayé de dominer les étrangers à la maison de Loth en les soumettant à l’abus sexuel. La motivation pour une telle tentative de viol collectif est l’humiliation et la violence, non l’affection homosexuelle.

Lévitique 18,22 (20,13)

« Tu ne coucheras pas avec un homme comme on couche avec une femme. C’est une abomination ».

« Abomination » (TO’EBAH) est un terme technique cultique qualifiant celui qui est rituellement impur, comme le tissu mixte, le porc, et les rapports sexuels avec des femmes en menstruation. Ce terme n’a pas de rapport avec un problème de morale ou d’éthique. Ce Code de Sainteté (chapitres 17-26) interdit à un homme de coucher « avec un homme comme on couche avec une femme ». On considérait comme pollution un tel mélange des rôles sexuels. Mais même Jésus et Paul ont tous deux rejeté toutes ces formes de distinctions rituelles. (Cf. Mc 7,17-23; Rom 14,14&20) Le Fundamentalist Journal avoue que ce Code condamne « les pratiques idolâtres » et « l’impureté rituelle » et conclut : « aujourd’hui nous ne sommes pas tenus par ces commandements ».

Deutéronome 23,17-18

« Il n’y aura pas de prostituée sacrée parmi les filles d’Israël, ni de prostitué sacré parmi les fils d’Israël ».

Ces termes, KEDESHA et KADESH, signifient littéralement « saint » ou « sacré ». Il n’y a aucun dérivé hébreu du mot « Sodome » dans cet extrait; la Bible anglaise « King James » l’a erronément traduit. Ici les mots hébreux font référence aux prêtresses-prostituées « sacrées » (féminines et d’eunuques) des cultes cananéens de fertilité, qu’Israël devait à tout prix éviter. D’ailleurs, comme le constate George R. Edwards, érudit biblique du Louisville Presbyterian Seminary : « Aucun prophète n’emploie le substantif signifiant ‘prostituée masculine de culte’ ni parle de l’activité d’une telle personne. En fait, au sujet d’actes homosexuels, les prophètes sont aussi silencieux que la tradition entière de l’enseignement de Jésus dans le Nouveau Testament. C’est », soutient-il, « un silence très significatif ».

Romains 1,26-27

« Aussi Dieu les a-t-il livrés à des passions avilissantes : car leurs femmes ont échangé les rapports naturels pour des rapports contre nature ; pareillement les hommes, délaissant l’usage naturel de la femme, ont brûlé de désir les uns pour les autres, perpétrant l’infamie d’homme à homme et recevant en leurs personnes l’inévitable salaire de leur égarement ».

Se tournant vers les écritures de Paul, V.P. Furnish éclaire la question : « Puisque Paul n’a offert aucun enseignement direct à ses propres églises concernant le comportement homosexuel, il est certain que ses lettres ne peuvent produire aucune réponse spécifique aux questions qui se posent à l’église moderne. ... Pour Paul, ni la pratique de l’homosexualité, ni la promiscuité hétérosexuelle, ni n’importe quel autre vice spécifique n’est défini en tant que tel comme étant un ‘péché.’ À son avis le péché fondamental dont tous les maux particuliers découlent est l’idolâtrie – l’adoration de ce qui est créé plutôt que le Créateur, soit une idole en bois, soit une idéologie, soit un système religieux, soit un certain code moral particulier ».

Dans Romains 1, Paul ridiculise la rébellion religieuse païenne, en disant qu’ils connaissaient Dieu mais adoraient des idoles plutôt que Dieu. Pour construire son raisonnement, ce qu’il tournera contre les moralisateurs juifs au 2e chapitre, il fait allusion aux pratiques typiques des cultes de fertilité impliquant des pratiques sexuelles entre des prêtresses, et entre des hommes et des eunuques-prostitués comme ceux qui servaient la déesse Aphrodite en Corinthe, d’où il a écrit cette lettre aux Romains. Leurs rites d’auto-castration ont eu comme conséquence une « pénalité » corporelle. Comme l’explique Catherine Krueger dans le Journal of the Evangelical Theological Society : « Les hommes portaient des voiles et les cheveux longs pour indiquer leur dévotion envers la déesse, alors que les femmes employaient le dévoilement et les cheveux courts pour indiquer la leur. Les hommes se faisaient passer pour des femmes, et dans une peinture rare sur un vase de Corinthe, une femme porte un pantalon de satyre équipé de l’organe masculin. Ainsi elle danse en présence de Dionysos, une déité qui avait été élevée comme une fille et était elle-même appelée mâle-femelle et ‘homme simulé’ ». Krueger poursuit : « Le changement de sexe qui caractérisait les cultes de telles grandes déesses comme Cybèle [Aphrodite, Ishtar, etc.], la déesse syrienne, et Artemis d’Éphèse était plus effroyable. Les mâles se sont volontairement châtrés et ont porté des vêtements de femmes. Un bas-relief de Rome dépeint un grand-prêtre de Cybèle. Le prêtre châtré porte un voile, des colliers, des boucles d’oreille et une robe féminine. Il est considéré comme ayant échangé son identité sexuelle et comme étant devenu une prêtresse ». Comme tels, ces prostitués religieux s’engageaient dans des orgies de même sexe dans les temples païens tout au long des côtes parcourues par Paul au cours de ses voyages missionnaires. « Le concept de l’homosexualité compris par Paul », comme l’indique Thielicke, « était un de ceux affectés par l’atmosphère intellectuelle entourant la lutte avec le paganisme grec ». Scroggs remarque : « les illustrations sont secondaire à la structure théologique élémentaire [de Paul] » (cf. 3,22b-23, la sommaire de Paul), et Furnish ajoute : « la pratique de l’homosexualité en tant que telle n’est pas le sujet de discussion ». Ce que décrit Paul dans le premier chapitre de Romains, ne s’agit-il pas des orgies païennes qu’il cherche à ridiculiser plutôt que l’amour et le soutien mutuel dans la vie domestique des lesbiennes et des gays d’aujourd’hui?

1 Corinthiens 6,9 & 1 Timothée 1,10

Les références de Paul à malakoi et à arsenokoitai.

Gordon D. Fee, professeur évangélique du Nouveau Testament au Regent College, est d’avis que ces deux termes sont « difficiles ». Le Fundamentalist Journal l’admet : « Il est difficile de traduire ces mots ». Concernant arsenokoitai, Fee le constate : « C’est la première apparition en littérature préservée, et les écrivains suivants sont peu disposés à l’employer, particulièrement pour la description de l’activité homosexuelle ». Scroggs l’explicite : « Paul ne fait allusion qu’à des pédérastes. … Il n’y avait aucune autre forme d’homosexualité masculine dans le monde Greco-Romain qui pourrait venir à l’esprit ». Les sources antiques indiquent que les malakoi étaient des garçons-prostitués efféminés. Bien que Paul semble avoir inventé arsenokoitai, ce terme se réfère, peut-être, aux clients des garçons-prostitués, bien que personne ne puisse être ici affirmatif. Toutefois, l’essentiel est clair : les chrétiens qui se diffament et s’intentent des procès dans les tribunaux païens les uns contre les autres sont aussi honteux que des voleurs, des ivrognes, des gloutons, et les malakoi et les arsenokoitai (quels qu’ils soient). L’autre sorte de pédéraste au temps de Paul était un adulte mâle qui exploitait sexuellement des esclaves qui étaient ses « mignons ». Les garçons désirés étaient pré-pubères ou au moins imberbes de sorte qu’ils ressemblaient à des femmes. Ces hommes se mariaient avec des femmes pour percevoir une dot, procréer et pourvoir à l’éducation des héritiers. Pour le sexe ils avaient des « mignons » – ce qui est éloigné de l’image des couples homosexuels d’aujourd’hui.

La Bible est un placard vide. Elle n’a rien de spécifique à dire au sujet de l’homosexualité en tant que telle. Mais la Bible a beaucoup à dire au sujet de la grâce de Dieu pour tout le monde et de Son appel à la justice et compassion. Jésus a résumé la loi de Dieu dans ces mots de l’Écriture Sainte : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit. … [et] tu aimeras ton prochain comme toi-même ». (Mt 22,37-39)

© Ralph Blair, tous droits réservés (Traduction : Fred Wells)

vendredi 21 novembre 2008

La force de la faiblesse

2 Corinthiens 11:16 – 12:1o

Roy Clements présenta ce discours à la conférence d’Evangelicals Concerned (région occidentale) en juillet 2002. C’était originairement tiré de son livre du même titre.


Je voudrais vous parler des dangers d’être trop spirituel.

Vous croyez peut-être que c’est quelque chose d’assez inattendu voire répréhensible à vouloir discuter. Bien sûr, tout chrétien devrait aspirer à être aussi spirituel que possible, n’est-ce pas ? Néanmoins, je crois que mon désir de discuter de ce sujet est bien justifié, parce que dans sa deuxième lettre aux Corinthiens, l’apôtre Paul met ses lecteurs en garde contre justement la même chose.

Un groupe d’étrangers était entré dans l’église corinthienne et avait rapidement commencé à dominer. Nous ne savons pas exactement qui ils étaient. Il est très difficile de les associer avec aucune hérésie connue dans l’église primitive ; en fait, il n’y a pas la moindre indication que leur doctrine n’était pas tout à fait orthodoxe. Tout ce qu’on peut dire en toute certitude, c’est qu’ils étaient juifs, qu’ils se conféraient à eux-mêmes le titre d’« apôtre » et – le plus important – qu’ils n’aimaient pas Paul.

Pourquoi cette animosité ? Aussi curieux que cela nous paraisse, leur problème fondamental avec Paul était qu’il n’était pas assez spirituel ; il était tout simplement trop… normal ! Vous vous demandez peut-être pourquoi être normal serait un problème. Eh bien, c’est là où il est important de comprendre la culture du monde helléniste. Paul était un chef spirituel, un chef qui, autrement dit, était censé être en contact avec Dieu. Et les Grecs nourrissaient d’exceptionnellement hautes espérances d’une telle personne.

Quelqu’un ayant Dieu de son côté devait être doté d’une personnalité éblouissante. Par exemple, il avait peut-être une réputation pour des exploits miraculeux, comme Hercule, l’héros de la mythologie grecque, qui, aidé par des forces surnaturelles, sortit victorieux et indemne de toutes sortes d’épreuves et de difficultés. Ou bien un chef spirituel pouvait être quelqu’un ayant des visions ou des expériences occultes, comme l’oracle célèbre de Delphi dans l’antiquité. Ou peut-être qu’un chef spirituel pouvait même établir une réputation fondée sur une origine exotique, comme les prêtres des religions nouvellement populaires de l’Orient.

Que ce soit par ses actes héroïques, par ses expériences mystiques ou par ses origines exotiques, d’une manière ou d’une autre, quiconque allait être un crédible chef spirituel dans la société grecque devait être formidable. Car dans cette culture-là, le succès était tout. Qu’on soit orateur ou athlète, acteur ou soldat, l’important était d’étaler sa supériorité personnelle sur autrui. Pour avancer dans la société helléniste, il fallait projeter une image importante : éloquente, assurée, prospère, virile – en un mot, forte. Si l’on n’avait pas un corps d’athlète, il fallait tout au moins une personnalité dynamique. Il fallait être sûr de soi jusqu’à l’arrogance. Car les Grecs ne considéraient pas l’humilité comme une vertu. Au contraire, pour eux, l’humilité était impossible de distinguer de la servilité ; c’était un vice. Tout grand homme devait pouvoir se vanter ; il devait être fier. Cela faisait partie intégrante de la définition même d’être « grand ».

Or, cette image impressionnante de force et de puissance était le style de direction spirituelle que les soi-disant « apôtres » qui avaient envahi l’église offraient aux chrétiens à Corinth. Etant donné que c’était exactement le genre de modèle de gestion qu’admirait le monde séculier de cette époque-là, il n’était pas surprenant qu’ils y gagnaient beaucoup d’adhérents parmi les jeunes croyants. Ce faisant, cependant, comme je l’ai dit au début, ils entraient en conflit avec Paul. Pourquoi ? Parce que Paul ne projetait simplement pas ce type d’image et n’a rien fait pour l’acquérir. Il était, comme je le dis, trop normal… en fait, pour quelqu’un qui affirmait être un grand chef spirituel, il semblait être étrangement vulnérable à l’accusation d’être tout à fait le contraire d’un individu fort et puissant… il n’était pas difficile pour ses ennemis de l’affubler de l’étiquette d’homme « faible ».

« Paul ? » raillèrent-ils. « Paul – un chef spirituel ? Il n’est même pas un excellent orateur ! Peut-être qu’il semble assez intimidant en écrivant ces longues lettres-là, mais, en personne, il est un petit homme incompétent. Il est tellement nul pour parler en public qu’il n’ose même pas prendre d’honoraires. Juste un amateur, cet homme ! Comment se peut-il qu’il soit apôtre ? La spiritualité veut dire les actes et les expériences surnaturels ; les chefs spirituels devraient être puissants, mais Paul est faible. Il n’est pas un chef spirituel – non par rapport à nous, tout au moins ! »

Par cette sorte de campagne de diffamation, la faction rivale à Corinth sapait l’autorité de Paul. Et c’est cette question que Paul aborde dans la partie finale de cette lettre à l’église.

Il commence à se défendre à partir du chapitre 10, verset 1 où il prévient ses lecteurs qu’il était loin d’être « timide » et « ordinaire » comme certains le prétendaient. Dans 11:5 il se réfère directement à ses détracteurs, les qualifiant sarcastiquement de « super-apôtres », et insistant qu’il sait compenser son manque de talent pour la rhétorique grecque professionnelle par sa connaissance de première main du Christ. A partir du verset 11:13, Paul cesse de prendre des gants, et après s’être brièvement et plutôt sarcastiquement excusé de ne pas exploiter les finances de ses congrégations, il dénonce ses rivaux comme de faux apôtres se faisant passer pour de vrais apôtres de la même façon que Satan se fait passer pour un ange de lumière.

Mais c’est dans les versets 11:16-12:10, que nous allons étudier, que sa réponse devient la plus intense – car Paul présente dans ces versets-là, d’une façon hautement personnelle et émouvante, un compte-rendu de sa compréhension de la vraie signification d’être un chef spirituel et pourquoi il est qualifié.

Il ne faut pas mal comprendre son motif pour ceci. Il ne souffrait pas de fierté blessée. Ces « faux apôtres », comme il les appelle, faisaient quelque chose de beaucoup plus sérieux que de simplement blesser sa réputation personnelle. Ils contestaient la nature entière de la spiritualité chrétienne. Pour autant qu’on puisse en juger, leur doctrine était solide et ils avaient probablement eu une impeccable éducation chrétienne, bien qu’en projetant cette image sécularisée et mondaine de spiritualité et de direction, ils aient subtilement corrompu le christianisme. Il ne serait pas exagéré de dire qu’ils offraient aux gens un faux Jésus (voir 11:1 et seq.), un Jésus faussé, un Jésus qui ne souffrait plus, qui ne portait plus une croix, qui n’est plus né dans une mangeoire, un Jésus qui n’était plus méprisé et abandonné des hommes – bref, un Jésus qui n’était plus faible.

Et voilà ce que Paul ne pouvait simplement pas permettre. Car il s’était enfin rendu compte que c’était par la faiblesse de Dieu-devenu-homme que le salut du monde avait été gagné. Et ce n’était qu’en acceptant humblement une telle faiblesse que ceux qui seraient les disciples de Jésus pouvaient jamais trouver le secret de la vraie force spirituelle.

Il y avait donc un paradoxe en jeu dans la dispute de Paul avec ces prétentieux apôtres rivaux de Corinth qui frappait au cœur même de l’évangile. Il lui était essentiel de trouver un moyen de piquer leur ego surdimensionné ; il devait révéler l’erreur de leurs affirmations super-spirituelles. Il devait montrer aux chrétiens ordinaires à Corinth que ces soi-disant apôtres pouvaient le dépeindre comme non spirituel seulement parce qu’ils se trompaient sur de la nature de la vraie spiritualité. Et puisqu’ils avait choisi à faire Paul lui-même le centre de leurs idées erronées, il n’avait pas d’autre solution que d’employer lui-même comme exemple afin de les corriger. Bref, il lui faudrait se défendre contre leur litanie de plaintes à son sujet.

Il est bien clair que Paul se sentait mal à l’aise à l’idée de faire cela. Pour lui, parler de lui-même ressemblait à la vantardise, et quoiqu’il ait été plutôt doué en cela autrefois, la vantardise ne lui venait plus naturellement. Cela le faisait se sentir, nous dit-il, comme un insensé. Mais la confusion des Corinthiens ne le laissa aucun choix. Afin de regagner l’allégeance de l’église corinthienne, il lui faudrait prendre ces faux apôtres prétentieux à leur propre jeu. Il lui faudrait « se vanter », comme s’il était un d’eux. Mais, il insiste qu’il n’entreprendrait cette stratégie fâcheuse qu’à contrecœur.

Je le répète : qu’on ne me prenne pas pour un insensé. Ou alors,
acceptez-moi comme tel, que je puisse à mon tour un peu me vanter! (11:16)

Autrement dit : il semble qu’afin que vous écoutiez ce que j’ai à dire, je doive me comporter comme un vantard idiot. Eh bien, j’entrerai dans votre jeu absurde ; je ferai le clown et chanterai mes propres louanges pendant un moment, si c’est ce que vous désirez. Mais, comprenez tout au début

En parlant comme je vais le faire, je ne m’exprime pas comme le Seigneur veut
qu’on parle, je le ferai comme dans un accès de folie. Puisque plusieurs se
vantent pour des raisons tout humaines, eh bien, moi aussi je vais me vanter.
Vous qui êtes si raisonnables, vous supportez volontiers les insensés!
(11:17-19)

Paul utilise l’ironie à de nombreuses reprises dans ces chapitres pour discréditer ses rivaux et c’est là un bon exemple. ‘Vous m’avez obligé à parler comme un vaniteux’, dit-il, ‘ce qui est quelque chose que le Seigneur Jésus lui-même n’aurait jamais fait’. Considérez donc ce qui suit comme si Paul avait temporairement perdu la boule. ‘Je sais que vous allez tolérer mon petit accès de folie, vous qui êtes si parfaitement raisonnables ! Je vous assure, mon petit étalage d’égocentrisme ne sera rien à côté de celui de la bande de crâneurs devant qui vous semblez à présent si anxieux de faire des courbettes !

Vous supportez qu’on vous traite en esclaves, qu’on vous exploite, qu’on vous dépouille, qu’on vous traite avec arrogance, qu’on vous gifle ! (11:20)

Voici un aperçu du type de modèle autoritaire pour des chefs chrétiens qu’établissaient les faux apôtres à Corinth, ceux qui, d’une manière typiquement grecque, méprisaient les faibles et s’attendaient à ce que les gens non honorés de faire partie de l’élite spirituelle rampent devant eux.

‘Non’, dit Paul, son sarcasme lourd d’amertume : ‘Je l’avoue avec honte : nous nous sommes montrés bien faibles !’ (11:21)

Autrement dit, c’est vrai, en tant qu’apôtre je vous ai peut-être parlé avec autorité – mais je ne vous ai jamais traités avec la sorte de mépris intimidant que montrent ces faux apôtres. Si vous considérez mon refus de vous abuser ainsi comme de la faiblesse – alors donc, excusez-moi, s’il vous plaît, de ne pas me plier à vos tendances masochistes.

D’accord – assez parlé des mises en garde introductives ; laissez-moi, Paul le vantard idiot, prendre la scène pour quelque temps ! Vos soi-disant apôtres disent que je ne suis pas un chef spirituel. Ils affirment que je ne peux pas égaler leurs qualifications. Bon, si vous les Corinthiens insistez pour savoir ce que sont les affirmations de Paul, d’une façon réticente et très gênée, je vous les préciserai.

1ère caractéristique d’un chef spirituel :

Considérons la génétique, pour commencer. Vous les Grecs pensez que les origines ethniques sont importantes, n’est-ce pas ? D’accord – voilà la lignée dont je suis issu.

Ils sont Hébreux? Moi aussi. Israélites? Moi aussi. De la postérité d’Abraham? Moi aussi. (11:22)

Comme je l’ai déjà dit, les rivaux de Paul étaient probablement juifs, et il apparaît probable qu’ils essayaient de capitaliser sur leurs origines sémites. Dans un lieu comme Corinth, une touche de l’exotique dans son milieu d’origine était un avantage net. Les religions orientales étaient considérées très avant-gardiste, comme elles le sont dans certains cercles de nos jours. Paul assure les Corinthiens que s’ils sont assez insensés pour penser qu’il est plus probable de vivre des expériences religieuses par les Juifs que par d’autres groupes ethniques, son origine ethnique est tout aussi « supérieure » que celle de ses rivaux. Lui aussi est juif : à cent pour cent. Assez parlé de la génétique.

2ème caractéristique d’un chef spirituel :

Et les exploits héroïques ? Souvenez-vous, les Grecs y accordaient beaucoup d’importance aussi.

Ils sont serviteurs du Christ? C’est une folie que je vais dire : je le suis plus qu’eux. Car j’ai travaillé davantage, j’ai été plus souvent en prison, j’ai essuyé infiniment plus de coups; plus souvent, j’ai vu la mort de près. Cinq fois, j’ai reçu des Juifs les « quarante coups moins un ». Trois fois, j’ai été fouetté, une fois lapidé, j’ai vécu trois naufrages, j’ai passé un jour et une nuit dans la mer. Souvent en voyage, j’ai été en danger au passage des fleuves, en danger dans des régions infestées de brigands, … en danger à cause des faux frères. J’ai connu bien des travaux et des peines, de nombreuses nuits blanches, la faim et la soif, de nombreux jeûnes, le froid et le manque d’habits. Et sans parler du reste, je porte mon fardeau quotidien : le souci de toutes les Eglises. (11:23-28)

Ce catalogue est un vrai coup de maître ; car on faisait souvent le panégyrique des héros grecs avec exactement cette sorte de curriculum. Cependant, Paul fait ici une chose très ingénieuse avec ce récital conventionnel d’un CV d’héros. Quelles choses inclut-il dans son propre catalogue d’accomplissements personnels ? Les résultats de ses grandes croisades d’évangélisation, peut-être ? Ses écrits théologiques prolifiques ? Son esprit d’entreprise audacieux et son initiative missionnaire ? La liste impressionnante des apôtres chrétiens influents qu’il connaît personnellement ? Mais non, il n’énumère que très peu de tout cela, voire rien du tout. En fait, il ne dit rien qui serait le moins impressionnant selon les critères grecs.

Au lieu de cela, il dresse la liste des persécutions qu’il avait subies, les dangers auxquels il avait échappé de justesse et le sens paralysant de responsabilité qui mettent tous la pression psychologique sur lui sans répit. « Les difficultés, les privations et les anxiétés – voilà mon sort » dit Paul. « Et comment est-ce que je les affronte tous ? Est-ce que je sors comme un jeune Hercule, frais et rempli de confiance en moi après chaque épreuve ? Pas du tout ! »

Qui est faible sans que je sois faible ? Qui tombe sans que cela me brûle ? (11:29)

Je suis en désaccord avec l’interprétation majoritaire de ce verset-là. La plupart des commentateurs le prend comme un développement du verset 28. Ils soutiennent que Paul explique la nature de son inquiétude sur les églises. N’importe quel échec ou apostasie l’affecte personnellement. Si quelqu’un hésite sur sa foi en Christ, Paul en est affaibli. Si quelqu’un s’écarte de la vérité, Paul brûle d’indignation ou en est extrêmement gêné. Sans aucun doute cette interprétation a du sens, mais à mon avis, n’est pas d’accord avec la direction générale de la rhétorique de Paul ici. Il paraît beaucoup plus probable que dans ce contexte Paul met l’accent sur sa propre faiblesse morale et spirituelle, pas celle d’autres gens. Il ne dit pas « les autres ajoutent continuellement à mon chagrin par leurs échecs et par leurs péchés » ; mais plutôt, « bien que je sois apôtre, je ne suffis pas à affronter tous les problèmes physiques et moraux qui me viennent. Je ne suis pas plus fort que le reste du monde. Je ne suis pas plus insensible à la tentation qu’eux. En fait, mon seul témoignage, par suite de toutes mes épreuves dans le ministère chrétien, est un sens de mon inadéquation personnelle qui s’approfondit sans cesse ».

Oui, s’il faut se vanter, c’est de ma faiblesse que je me vanterai. Le Dieu et Père du Seigneur Jésus, qui est loué éternellement, sait que je ne mens pas. (11:30-31)

Autrement dit : « Les autres héros peuvent se vanter qu’ils sont exceptionnellement puissants, s’ils le jugent nécessaire. Mais l’honnêteté brutale exige que j’adopte un style différent d’autopromotion. Moi, je dois me vanter de ma faiblesse ».

« En effet, tant que nous parlons de mon passé, permettez-moi d’ajouter une illustration pour prouver ce que j’avance. Si vous voulez vraiment savoir quel genre d’apôtre je suis, je vous le dirai : j’en suis le genre qui, quand les choses deviennent vraiment dures, s’enfuit. C’est vrai ! Je l’ai toujours été. La toute première chose que j’ai fait après être baptisé était de m’enfuir ».

A Damas, le gouverneur du roi Arétas faisait surveiller toutes les issues de la ville pour m’arrêter. Par une fenêtre du mur d’enceinte, on me fit descendre dans une corbeille le long du rempart, et ainsi seulement j’ai pu lui échapper. (11:32-33)

Et voilà Paul ! Pas un Alexandre courageux qui gravit des forteresses ennemies afin de les prendre. Non. Paul est le type d’homme qui descend des forteresses ennemies afin d’éviter d’être pris lui-même. « Un lâche, voilà ce que je suis » dit Paul ! « Je ne le nie pas ».

Or, réfléchissez bien. Voyez-vous ce que Paul essaie de faire ici ? En employant cette tactique ironique et ingénieuse, il bascule l’image séduisante de spiritualité chrétienne que les faux enseignants donnaient à manger aux Corinthiens. Ils considéraient un apôtre comme un surhomme dynamique qui avait du succès à revendre. Mais ils se trompaient. Ceux qui se présentent eux-mêmes de cette façon vantarde, comme le dit Paul, se trahissent comme de faux apôtres. Car les vrais apôtres du Christ sont bien différents. Ce sont des gens qui reçoivent la persécution et le mépris du monde. Ils connaissent le danger né d’une providence inamicale, ils connaissent la privation née de la pauvreté abjecte, ils connaissent l’anxiété née de la responsabilité intolérable ; et surtout, ils connaissent l’humiliation née de la connaissance qu’ils sont indignes et inadéquats.

Si les Corinthiens mettent Paul au pied du mur et insistent pour qu’il chante ses propres louanges comme un idiot, il le fera. Mais c’est sa vulnérabilité et ses échecs dont il fera étalage devant eux, pas ses forces et ses réussites. Car contrairement aux chefs qu’ils admiraient tant, Paul n’était pas un imposteur prétentieux – il possédait de la spiritualité réelle. Et par suite il ne méprisait pas la faiblesse. Au contraire, il y compatissait. S’il est forcé à se vanter, il se vantera donc des choses qui démontrent sa faiblesse.

3ème caractéristique d’un chef spirituel :

Et les expériences surnaturelles ? Après tout, on s’attend à ce que les grands chefs spirituels soient également en faveur d’elles, n’est-ce pas ? Bon, permettez-moi de vous donner mes références à cet égard.

Il faut donc que je me vante, bien que cela ne soit pas bon. Mais je vais parler maintenant des visions et révélations que le Seigneur m’a accordées. Je connais un chrétien qui, il y a quatorze ans, fut enlevé jusqu’au troisième ciel (Je ne sais pas s’il fut réellement enlevé ou s’il eut une vision, Dieu seul le sait), et là il entendit des paroles inexprimables et qu’il n’est permis à aucun être humain de répéter. Je me vanterai au sujet de cet homme – mais, quant à moi, je ne me vanterai que de ma faiblesse. (12:1-5)

Voilà ce qui est nettement une description d’une profonde expérience extasiée ou mystique. Il se peut que la modestie empêche Paul de parler à la première personne, bien qu’il parle « comme dans un accès de folie ». Ou il se peut que l’expérience fût tellement loin de sa vie quotidienne qu’il semblait comme si quelqu’un d’autre l’avait vécue. Mais il est clair que Paul ne nous raconte pas de seconde main l’expérience d’un ami. Le « chrétien » n’était personne d’autre que lui-même, comme le verset précise plus tard.

Il y a plusieurs aspects de cette expérience qui méritent notre attention.

D’abord, même pour Paul, une telle expérience mystique était extrêmement rare. Cela s’est produit « il y a quatorze ans ». Donc, c’était une expérience qui n’arrive qu’une fois dans une vie, pas une partie habituelle de la méditation quotidienne de Paul.

Deuxièmement, c’était extraordinairement intense ; « s’il fut réellement enlevé ou s’il eut une vision ». Autrement dit, il se sentit enlevé jusqu’au domaine spirituel, le « troisième ciel » comme il l’appelle. Que ce soit une vision qui se produisit dans sa tête ou un enlèvement réel, il ne pouvait en être certain ; l’expérience était tellement intense qu’elle éclipsa toute conscience normale.

Troisièmement, Paul dit clairement qu’une telle expérience était très spéciale et fournit, potentiellement au moins, des raisons pour un certain degré de fierté spirituelle. « Je me vanterai au sujet de cet homme ». Ce n’était pas une expérience chrétienne normale. Un homme qui connaît une telle expérience se distingue comme spécialement privilégié.

Quatrièmement, Paul considère cette expérience comme particulièrement personnelle. Il entendit des choses « inexprimables », dit-il, des choses qu’il « n’est pas permis à aucun être humain de répéter ». Donc, elle n’était pas donnée à Paul pour partager avec d’autres gens. Elle était privée entre lui et le Seigneur. Pour commencer, elle était impossible à partager. Comme toute expérience mystique elle défiait toute description. Encore plus que cela, dit-il, il aurait été illégitime d’essayer de la partager. Le mystère impliqué était trop sacré ; il n’était pas destiné à être publiquement déclaré.

De plus, Paul affirme qu’il aurait été imprudent de la partager.

Et pourtant, si je voulais me vanter, je ne serais pas un insensé, car je ne dirais que la vérité. Mais je m’en abstiens. Car je désire éviter que l’on se fasse de moi une idée supérieure à ce qu’on peut déduire de mes actes et de mes paroles. (12:6)

C’est extrêmement important. Paul ne voulait pas influencer ce qu’on pensait de lui en exposant cette expérience étonnante. Elle était privée et ne pouvait être vérifiée. S’il s’en était vanté il aurait laissé la porte ouverte à toutes sortes de charlatans qui se vantaient trompeusement des expériences mystiques qui étaient pareillement invérifiables, et qui par conséquent revendiquaient l’autorité dans l’Eglise. Paul refusa donc de soutenir son prestige de cette façon. Il préférait que sa réputation ne soit basée que sur les choses qui pouvaient être corroborées sans ambiguïté par l’observation de son caractère et de ses enseignements : il voulait être respecté pour ses « actes » et ses « paroles » seulement, non pour ses visions dramatiques et ses révélations.

Mais enfin, il y a un cinquième aspect de cette expérience mystique qui mérite également notre attention : elle ne vint pas sans un prix.

Cependant, afin que je ne sois pas enflé d’orgueil pour avoir reçu des révélations si extraordinaires, il m’a été mis une écharde en la chair, comme un messager de Satan chargé de me frapper (12:7).

Il y a des spéculations sur exactement ce que Paul voulait dire par l’« écharde en la chair ». La vérité simple, c’est que personne ne sait.

Certains suggèrent que c’était une personne dans sa vie qui était une source de difficultés et de découragement – un opposant théologique, peut-être, ou même une épouse incroyante !

Une autre interprétation plausible est que l’écharde en la chair est un symbole pour quelque sorte de maladie physique douloureuse ou agaçante. Certains ont suggéré, par exemple, que Paul souffrait peut-être de mauvaise vue à la suite de sa vision aveuglante en route pour Damas. Une autre théorie célèbre est qu’il avait des accès récurrents de malaria.

D’autres ont soutenu que l’« écharde » ne signifie pas ici le corps physique mais la nature inférieure – donc, l’écharde symbolise un péché charnel pressant qu’il devait combattre – la convoitise sexuelle, peut-être.

Et à cet égard, bien sûr, il y a eu quelques commentateurs qui ont suggéré que Paul était peut-être aux prises avec l’homosexualité. Il n’est pas difficile de trouver des preuves indirectes qui soutiennent une telle théorie. Il n’y a aucune mention d’une femme dans sa vie, après tout – et il était bien extraordinaire qu’un rabbin juif reste célibataire. Et qui plus est, il avait des relations très proches avec plusieurs camarades mâles – notamment Timothée. Bien entendu, la société juive orthodoxe du temps de Paul était très homophobe, et ainsi, un juif homosexuel n’aurait pas d’autre choix que de rester dans le placard. Sans aucun doute, les étalages flagrants de l’homosexualité dans des villes païennes comme Corinth ou Rome auraient été extrêmement troublants pour une telle personne. Si Paul avait été homosexuel, il aurait été sujet à la souffrance intérieure formidable – tout comme le serait un(e) chrétien(ne) LGBT de nos jours, éduqué(e) dans une église très conservatrice qui doit alors vivre et travailler dans un environnement qui est très sexuellement permissif comme celui de San Francisco ou de New York. Qui plus est, si Paul avait été troublé de cette façon il n’aurait sûrement pas pu l’avouer ouvertement, son ministère aurait été irrémédiablement compromis et une arme importante aurait été présentée sur un plat à ses adversaires juifs. Pour lui, la seule façon possible de se référer à une telle lutte privée aurait été au moyen d’une métaphore très ambiguë – une métaphore comme une écharde en la chair.

Pourtant, bien qu’il soit tentant de spéculer à cet égard, cela ne puisse être rien de plus que la spéculation. On n’en sait tout simplement rien. Paul doit avoir eu ses propres raisons d’en parler en termes tellement cryptiques. Mais peut-être que l’objet du Saint-Esprit en l’inspirant pour employer cette vague métaphore était de mettre cette confession de vulnérabilité personnelle sur les lèvres du grand apôtre de telle manière que chaque chrétien puisse la partager.

Car, voyez-vous, nous avons tous quelque chose dans notre vie qui est une source de douleur physique, de découragement émotionnel ou d’épreuve morale, et qui semble ne jamais partir. Bref, nous avons tous une écharde en la chair. En se référant à sa propre source de frustration en termes tellement obliques, Paul permet à chacun d’entre nous de s’identifier à lui… et c’est vrai pour nous les chrétiens gays plus que personne. Plus que personne, nous connaissons l’écharde en la chair. Tout comme Paul, notre spiritualité est questionnée par les gens moralement supérieurs dans nos églises qui ont du mépris pour notre « faiblesse ». Notre droit d’être au pouvoir est questionné. Tout comme Paul, nous sommes de plus en plus forcés de nous défendre – d’expliquer comment quelqu’un avec une telle écharde évidente en la chair pourrait possiblement prétendre être spirituel.

Eh bien, voici la réponse à ce défi – si Paul pouvait si positivement regarder son écharde en la chair, quoi qu’elle soit, et la changer même en source de fierté chrétienne – nous aussi, nous pouvons le faire ! L’important à cet égard n’est pas la nature précise de son handicap, mais son effet sur son ministère. Pourquoi lui a-t-il été donné ? Il nous dit lui-même – pour le « garder de l’orgueil ». Il y avait un vrai danger, voyez-vous, qui était associé au privilège spirituel de ces révélations avec quoi, en apôtre, il avait été favorisé : le danger de l’orgueil. Très peu de gens ont jamais été mis en contact tellement intime avec le ciel qu’ils ont vu le Seigneur ressuscité lui-même. Mais Paul l’avait été ! Il serait bien trop facile de se croire quelqu’un de spécial. L’écharde en la chair était une sorte de remède prophylactique contre une telle tentation. Dieu la permit de tenir Paul dans une position d’humilité spirituelle.

Il est compréhensible qu’au début, cela ne lui plaise pas.

Trois fois j’ai prié le Seigneur de l’éloigner de moi (12:8).

Paul n’était initialement pas disposé à accepter cette écharde. Ce n’est pas une exagération de dire qu’il était rebelle. Il n’est pas difficile d’imaginer les arguments qu’il aurait exposés dans ses prières. ‘Seigneur, sûrement que je serais un serviteur plus efficace pour vous sans cet handicap. Il est déjà assez difficile d’affronter tous les dangers et toutes les privations de la vie missionnaire sans devoir lutter contre cette maudite écharde en la chair !’ Mais le Seigneur refusa son requête et, finalement, Paul était réconcilié à la situation.

Remarquez la réponse qu’il fut donnée :

Mais il m’a répondu : « Ma grâce te suffit, c’est dans la faiblesse que ma puissance se manifeste pleinement. » (12:9)

Dieu ne prendrait pas le risque d’enlever l’écharde. Elle avait un objet crucial dans la vie de Paul. Au lieu de cela, il assura Paul qu’il ne souffrirait aucun obstacle à son ministère par la suite ; au contraire, il serait encore plus efficace. D’autres deviendraient chrétiens non parce qu’ils considéraient Paul comme un héros impressionnant, dynamique et surnaturel, mais parce qu’ils pouvaient voir la grâce de Dieu travaillant si manifestement en lui, malgré sa faiblesse naturelle. Et Paul se rendit compte enfin que c’était là le meilleur chemin.

Ce qui m’amène à la dernière chose que je voudrais que vous remarquiez dans ce passage : la grande leçon que Paul apprit :

C’est pourquoi je me vanterai plutôt de mes faiblesses, afin que la puissance du Christ repose sur moi. Je trouve ainsi ma joie dans la faiblesse, les insultes, la détresse, les persécutions et les angoisses [autrement dit : dans toutes ces choses que vous les corinthiens, dans votre état d’esprit séculier, trouvent difficiles d'associer à la spiritualité] que j’endure pour le Christ. Car c’est lorsque je suis faible que je suis réellement fort. (12:9-10)

Il est difficile d’exagérer l’importance de ces deux versets. Ceux-ci représentent le noyau même de la thèse de Paul dans ces chapitres. Ils sont la réprimande finale à la mentalité corinthienne. Ce sont les Corinthiens, dit-il, qui sont les vrais idiots. Ils admirent ceux qui se vantent de leurs révélations et de leurs visions. Ils se prosternent devant ceux qui se vantent de leurs exploits. Mais Paul ne le fait pas : et, ironiquement, la conséquence directe de ses propres visions et révélations était qu’il apprit ne pas se vanter ainsi ! Le christianisme, il se rendit compte enfin, était incompatible avec de tel comportement. Car la spiritualité chrétienne prend plaisir à la faiblesse ; c’est seulement dans l’acceptation et la confession de faiblesse que le chrétien trouve la grâce de Dieu surnaturelle, coulant pour satisfaire leur besoin.

Il me semble que ces versets sont énormément pertinents pour nous pour plusieurs raisons.

D’abord, parce que la sorte de super-spiritualité à laquelle Paul s’oppose est loin d’être absente dans notre [vingtième] siècle. Il y a beaucoup de chefs chrétiens aujourd’hui qui veulent s’entourer avec les mêmes sortes d’aura surnaturelle ; qui pensent qu’être spirituel doit vouloir dire des miracles, des visions et du ‘puissance’. A ce propos, notez attentivement l’insistance de Paul que chaque expérience spirituelle que l’on a n’est pas nécessairement destiné à être partagée. Il y a des détails intimes de nos vies qui sont rabaissés par l’exposition publique et ne sont pas destinés pour l’exhibition publique, même dans l’église. Méfiez-vous de ceux qui se vantent toujours des révélations, des expériences et des victoires qu’ils ont eues ; car la réticence dans de telles affaires est le signe de la vraie spiritualité.

Remarquez aussi que les expériences extasiées du contact direct avec le ciel sont extraordinaires, même pour des apôtres remplis de l’Esprit. D’après le récit de Paul il est clair que de telles expériences peuvent être authentiques. Nous ne devons pas accuser tous les mystiques dans l’Eglise de s’être trompés eux-mêmes, encore moins d’être diaboliquement inspirés, comme le font certains anti-charismatiques. Mais l’expérience mystique ne doit pas être le point de départ pour évaluer la spiritualité d’une personne. Les affirmations de ce genre d’expérience peut être trompeuses. Selon Paul, ce sont les actes et les paroles qui comptent, pas les extases psychiques.

C’est pourquoi Paul ne chercha pas de telles expériences. Sa rencontre dans ‘le troisième ciel’ lui arriva simplement, sans prévenir. Ce n’était pas le résultat d’aucune sorte de discipline mystique. Il n’avait pas prié pendant des mois ni jeûné pendant des jours dans le désert afin d’obliger Dieu à le bénir. Cela lui arriva une seule fois, sans se reproduire, pour autant que nous sachions. Même avec les plus grands saints, de telles expériences sont rares, ou tout à fait absentes : car c’est le caractère, pas les expériences, qui est le vrai signe incontestable de l’Esprit dans sa vie.

Ecoutez ces paroles de St Jean de la Croix, un des plus grands mystiques chrétiens de tous les temps :

Toutes les visions, toutes les révélations, tous les sentiments célestes, et tout ce qui soit plus grand que ceux-ci, ne valent pas le moindre acte d’humilité, étant le fruit de cette charité qui ne s’estime pas elle-même ni ne se cherche pas elle-même, qui pense bien d’autrui mais non d’elle-même. De nombreuses âmes à qui des visions ne sont jamais venues sont incomparablement plus perfectionnées que d’autres qui en ont eu beaucoup.

Méfiez-vous alors des gens super-spirituels qui se vantent sans arrêt de leurs ministères puissants.

Une autre raison que ce passage est pertinente pour nous est à cause de l’accent lourd sur la délivrance qui caractérise certaines parties de l’Eglise de nos jours. Quel que soit votre problème – une maladie physique, une tentation morale, une difficulté conjugale ou l’oppression démonique – il y en a qui vous assureront que la solution ne viendra que par la prière de foi qui fait merveille.

Bon, à ce propos, remarquez le témoignage de Paul que les prières des plus grands saints ne sont parfois pas exaucées de la façon qu’ils veulent. Trois fois Paul demanda quelque chose et trois fois Dieu répondit ‘non’. Trouvez-y un réconfort ! Contrairement aux idées païennes, une prière n’est pas un souhait magique exaucé sans conditions par quelque sorte de bonne fée ; c’est un don d’un Dieu affectueux. Et le Dieu Père ne va jamais nous donner quelque chose qu’il sait n’est pas tout à fait dans nos intérêts à long terme, si persistantes que soient nos demandes. Dieu merci qu’il nous dit parfois ‘Non !’. S’il ne le faisait pas, qui d’entre nous oserait jamais prier de nouveau ?

Cela est particulièrement pertinent au débat entier sur le ministère ex-gay. Les chrétiens doivent être prêts à accepter des luttes de différentes sortes à cause de la contribution positive qu’elles peuvent parfois offrir à leur vie, de même que Paul devait accepter son écharde en la chair. Certains gens nous disent que nous avons un droit d’être délivrés de n’importe quoi et de tout ; et alors, si nous sommes malades et nos corps ne sont pas guéris par la prière, ou si nous sommes gay et notre sexualité ne sont pas réorientée par la prière – il y a donc quelque chose ne va spirituellement pas avec nous. Nous devons manquer de la foi. Je dois vous dire sur l’autorité de cette Ecriture – ce n’est pas le cas. Il y a une attente de la faiblesse et des problèmes dans la vie chrétienne. Bien sûr, nous prions pour du soulagement ; mais si nos prières sont invariablement déniées, nous devons donc conclure finalement que Dieu nous dit, ‘vous m’êtes plus utile avec cette « écharde » que sans elle. Il y a des qualités que vous gagnerez en l’affrontant, et que vous ne pouvez apprendre d’aucune autre manière’.

Au fait, observez-vous que Paul ne fait aucune distinction entre l’œuvre de Satan et la volonté de Dieu dans cette question. Il appelle cette écharde en la chair, que Dieu lui avait donnée, ‘un messager de Satan’. Vous auriez pu penser que quelque chose de ‘satanique’ devait être un objet approprié pour le ‘ministère de délivrance’. Mais non. Satan est sous le contrôle de Dieu, et Dieu lui donne quelquefois l’occasion de nous influencer, comme dans le cas de Job. Paul était un meilleur homme en raison de son écharde en la chair – quoiqu’elle soit un messager de Satan.

En ce qui concernait Dieu, un peu de douleur ou de gêne morale ou de détresse personnelle était un petit prix à payer pour la conquête de l’ego pour un de ses serviteurs. Même le Christ pria une fois, « éloigne de moi cette coupe », et entendit la réponse, « non ». Même lui, on nous dit, était élevé « à la perfection par des souffrances » (Hébreux 2:10) – et il était un meilleur chrétien que nous tous.

Il y a une troisième raison que ce passage est pertinent pour nous aujourd’hui : les qualités d’un grand chef.

—Permettez-moi de vous poser une question : quelle est votre image d’un grand chef?
—Permettez-moi de vous poser une autre question : quelle est votre image d’un grand chef chrétien ?
—Or, permettez-moi de vous poser une troisième question : est-ce que l’apposition du mot ‘chrétien’ dans la deuxième question a matériellement changé votre réponse originale ?

Pour beaucoup d’entre nous la réponse, je soupçonne, serait ‘non’. Les qualités que nous désirons dans, disons, un pasteur sont à peu près les mêmes que nous désirons dans un président. Nous pourrions les résumer en un mot : force. Pour être un grand chef dans n’importe quel contexte, on doit être fort, ferme, robuste. Les paroles des grands chefs doivent être incisives, ne permettant aucune contradiction ; leurs actes doivent être audacieux, n’acceptant aucune défaite. Ils doivent savoir parvenir à ses fins ; ils ne doivent pas paraître faibles ou lâches. Il doit n’y avoir aucun signe de faiblesse, aucun indice d’échec. Un chef doit projeter une image aussi invincible qu’un cuirassé et aussi infaillible que le pape.

C’était, par exemple, l’image de Margaret Thatcher ; elle respirait l’assurance et la force. Si c’est la façon dont on évalue les chefs politiques, c’est encore plus vrai pour les chefs chrétiens. Là aussi, on s’attend à ce que les chefs soient forts. Les pasteurs ne sont pas permis de montrer de la faiblesse. D’autres sont peut-être accablés par des problèmes personnels, mais un pasteur doit toujours se débrouiller et avoir un surplus de ressources pour aider autrui de se débrouiller aussi. Après tout, un chef chrétien, comme Hercule, est du côté des dieux ; donc, même la reine des Amazones ne devrait pas pouvoir résister à son héroïsme soutenu par des forces surnaturelles.

Cela, en tout cas, c’est le mythe. Mais, bien entendu, ce n’est qu’un mythe. Je crois que le but central de Paul dans ces chapitres de sa deuxième lettre aux Corinthiens est de nous exposer à l’idée fausse de ce mythe-là. Il affirme : ‘Vous avez tort de centrer vos idées d’un chef chrétien sur les modèles que vous tirez de votre culture séculière. Un chef chrétien est tout à fait différent. Les grands chefs chrétiens ne sont pas nécessairement forts, du moins non dans le sens du mot que nous entendons en générale. Au contraire, la qualité principale de toute personne dont Dieu va se servir d’une façon puissante est qu’elle doit être pleinement consciente de ses faiblesses, voire de son incompétence’.

J’ai une dernière question à vous poser. Avez-vous fait cette découverte ? Vous êtes-vous rendu compte que vous êtes plus utile à Dieu avec votre écharde que sans elle ? Etes-vous allés au-delà de la recherche vaine de la libération, pour plutôt trouver un témoignage joyeux de l’approbation de soi ? Bref, Êtes-vous content d’être faibles ?

Je suppose que vous pouvez dire que Paul se décrit intentionnellement dans ces chapitres comme un genre d’antihéros ; un homme qui par la grâce de Dieu entraperçut les cieux et sortit de cette expérience déterminé à ne pas faire semblant d’être quelque sorte de géant spirituel – mais content d’être honnête au sujet de ses vulnérabilités et de ses faiblesses – content de vivre une vie qui glorifiait la grâce de Dieu plutôt que sa propre fierté.

Malheureusement, peu de chrétiens dans notre culture occidentale ont appris cette leçon. Nous admirons le « pouvoir » – c’est là notre mot en vogue. Le pouvoir qui fait pousser les méga-églises. Le pouvoir qui fait des méga-miracles. Le pouvoir qui prêche des sermons éblouissants. Le pouvoir qui résiste à toute tentation, qui vainc toute faiblesse, qui délivre de tout assaut démonique – le pouvoir, qui dans un monde obsédé de succès et d’accomplissements, rend possible qu’en tant que chrétien je me croie quelqu’un !

Paul nous dirait, comme il dit aux corinthiens dans une lettre précédente – « quelqu’un », hein ? Mais ne vous rendez-vous pas compte que Dieu pratique une discrimination délibérément en faveur des moins que rien ? C’est vrai : Dieu a choisi ceux que le monde trouve insensés pour couvrir de honte les « sages » ; ce qui est faible pour couvrir de honte les puissants ; les faibles, les méprisés – les moins que rien – pour réduire à néant ceux qui se croient quelqu’un. Et pourquoi ? Ainsi, aucune créature ne pourra se vanter devant Dieu. (Voir 1 Cor 1.)

Si vous insistez pour avoir quelque chose dont vous pouvez se vanter – écoutez-moi – suivez donc mon exemple et vantez-vous des choses qui montrent votre faiblesse.

Sa réponse à ces rivaux qui l’accusaient d’être non spirituel est de leur montrer, par un mélange magistral d’ironie et de paradoxe, que leur idée de la spiritualité et la sienne étaient aux antipodes l’une de l’autre. « Il n’est tout bonnement pas vrai, dit-il, d’affirmer que pour être spirituel il faut projeter une image de supériorité, de surnaturalisme et de ‘pouvoir’. Au contraire, la vraie spiritualité paraît ordinaire ; la vraie spiritualité paraît faible ; elle paraît normale ; de même que le Christ paraissait faible, ordinaire et normal alors qu’il couchait dans la mangeoire et alors qu’il pendait à la croix. Tant que nous vivons de cette côté de la gloire de la résurrection, nous devons nous attendre à paraître faibles, ordinaires et normaux aussi. Ceux qui essayent de vous impressionner par aucune autre sorte de témoignage trahissent tout simplement à quel point qu’ils ne comprennent pas ni connaissent le Christ ».

Car voilà le paradoxe central de notre foi – l’ironie extraordinaire du Calvaire : c’est seulement par l’humiliation que nous découvrons que Dieu nous exalte, c’est seulement en mourant que nous découvrons que Dieu nous fait vivre, c’est seulement en sacrifiant notre vie que nous découvrons que Dieu nous rend notre vie. C’est seulement lorsque je suis faible que je suis fort.

© Roy Clements (traduction : F.W.)

mercredi 19 novembre 2008

L'amour-alliance

Roy Clements a donné ce discours à la conférence d’Evangelicals Concerned (région orientale) en juin 2002 – c’était originairement tiré de son livre People who changed history (Les gens qui ont changé l’histoire)

Peu de cultures ont employé le mot « amour » plus librement que la nôtre. Pourtant, énormément de gens de nos jours trouvent difficilement la sorte de relation interpersonnelle profonde qu’ils veulent vraiment. C’est vrai tant pour les hétéros que pour les homos. Quelle que soit votre orientation sexuelle, de nos jours, l’amour s’avère bien trop souvent difficile à trouver, et le sexe frivole prend sa place.

Dans son livre The Art of Loving (L’art d’aimer), Eric Fromm attribue toute la responsabilité à notre système économique. C’est le capitalisme, dit-il, qui a rendu impossible l’amour réel en cultivant l’intérêt personnel. Les gens ne s’aiment plus vraiment. Ils se servent les uns des autres pour satisfaire leurs besoins individuels. C’est un genre de contrat commercial. De même qu’un propriétaire d’une auto se sert d’un mécanicien pour la réparer, les gens se servent les uns des autres.

D’autres sociologues ont attiré l’attention sur le rôle des médias dans l’érotisation de société. Il y a quarante ans, la parution de Lady Chatterley’s Lover de D. H. Lawrence en Grande Bretagne était suffisamment scandaleuse pour mériter une action en justice sous l’Obscene Publications Act (loi des publications indécentes). Maintenant nous avons la pornographie, parfois à peine déguisée en des vidéos d’éducation sexuelle, en vente dans les supermarchés de High Street. Et les annonceurs semblent incapables de présenter même un produit aussi prosaïque qu’une barre de chocolat sans la transformer en un objet de fantasme phallique. Ce déferlement d’érotisme a voulu dire que les espérances pour les prouesses sexuelles de son partenaire, et pour l’extase sexuel personnel, ont monté à des sphères vertigineuses. En fait, je soupçonne que le niveau général de stimulation sexuelle dans la société contemporaine a atteint une hauteur non vue depuis l’époque de l’Empire romain. Dans un tel monde il n’est pas surprenant que la distinction entre l’amour et le sexe s’estompe.

Alors, le capitalisme est-il est responsable de la prolifération de relations superficielles ? Ou les coupables sont-ils les médias fous de sexe ? Une étude récente qui a éclairé la question suggère que la réponse est peut-être encore plus fondamentale. Paru dans les années 1980, il s’agit d’un livre intitulé The Habits of the Heart (Les habitudes du cœur). Produit d’un petit groupe de sociologues à l’université de Californie à Berkeley, il avait pour but d’analyser la tension entre la liberté individuelle et l’engagement social.

L’une de ses conclusions les plus significatives concernait les attitudes envers les sentiments. Les auteurs ont découvert que les gens pouvaient être répartis en deux groupes en ce qui concerne les sentiments. Le premier groupe comprend ceux avec des idées à ce sujet qualifiées de « traditionnelles ». Ceux-ci étaient d’avis que les sentiments doivent toujours être subordonnés au devoir. Ils ont donc attaché une grande importance à des vertus telles que la maîtrise de soi, l’abnégation, l’autodiscipline et la sacrifice de soi. Les traditionalistes de ce genre considéraient l’amour comme un engagement de la volonté à honorer, que ses sentiments à ce sujet soient bons ou mauvais.

Mais les recherches ont montré que cette mentalité était en train d’être rapidement remplacée dans la société moderne par quelque chose de différent ; les chercheurs l’ont appelé l’attitude « thérapeutique ». D’après cette vue, les sentiments ont la priorité sur tout le reste. Les vertus importantes ne sont pas celles qui restreignent l’expression du soi, mais celles qui la libèrent. Non la maitrise de soi, ni l’abnégation, ni l’autodiscipline, ni la sacrifice de soi, mais plutôt l’épanouissement personnel, la réalisation de soi, l’approbation de soi, l’accomplissement de soi – ceux-ci étaient les mots à la mode de la nouvelle attitude thérapeutique. Cela a beaucoup influencé les idées sur l’amour. L’idéal thérapeutique d’amour est le partage spontané de sentiments entre des individus ; l’engagement à long terme n’y figure pas du tout, nécessairement. Au contraire, selon cette attitude, si mon partenaire ne pourvoit pas à mes besoins émotionnels, j’ai le droit de rompre la relation.

Or, je ne veux pas être incompris. Je crois qu’on peut dire beaucoup en faveur de cette nouvelle attitude thérapeutique ; car il y a beaucoup de gens qui sont opprimés par des sentiments de devoir déplacés. L’attitude thérapeutique leur rend un grand service, en les aidant à découvrir leurs propres désirs et besoins, les libérant des contraintes artificielles de rôles sociaux restrictifs qu’ils n’ont jamais choisi à jouer, et de la pression manipulatrice d’autres gens qui se servent des sentiments de culpabilité pour parvenir à leurs fins. J’ai vu assez en tant que pasteur pour se rendre compte que jouer le martyr n’est pas toujours la manière dont un chrétien devrait se comporter. Les relations peuvent être abusives. L’affection peut être exploitée. Dans de telles situations il faut absolument se défendre. Il n’est pas nécessairement égoïste de s’affirmer.

Mais il faut avouer que lorsque l’attitude thérapeutique est poussée à l’extrême, elle est désespérément destructrice des relations amoureuses. Car si on croit avoir raison de quitter un partenaire simplement parce que ce dernier ne donne pas tout ce qu’on veut à ce moment-là, alors, franchement, peu de relations dureront ou atteindront une quelconque profondeur d’intimité.

Sans doute, le capitalisme, à travers son appui de l’intérêt personnel, a défriché le terrain pour cette nouvelle attitude « thérapeutique », et sans doute les médias l’ont également encouragé par sa préoccupation avec les images érotiques. Mais je suis convaincu que la source fondamentale de la décadence des relations interpersonnelles amoureuses n’est pas l’économie Thatcherite ni les films pornographiques. Ose-je le dire ? Je crois que c’est une question morale. Au cours du dernier demi-siècle nous avons redéfini le sens du mot « amour ». L’amour n’est plus un engagement sacrificiel à une autre personne ; l’amour est maintenant une intensité de sentiment dans soi-même. Ce changement s’est produit de façon très subtile, mais je crois qu’il est maintenant presque universel.

Et il me semble que c’est pourquoi le livre de Ruth fournit une perspective tellement importante et salutaire. Car il traite de la façon dont l’engagement interpersonnel peut faire toute la différence dans notre expérience de la signification de l’amour. Le livre de Ruth soutient qu’il est possible, même dans une société caractérisée par l’attitude « thérapeutique », de découvrir à nouveau ce mélange d’intimité profonde et de sécurité à long terme que seul l’amour engagé puisse fournir. Et ce livre défend cette conviction, non en enseignant de la théorie sociologique, mais en employant le plus charmant de tous les moyens d’enseignement – il raconte une histoire. Une histoire qui, comme une bougie dans les ténèbres, est porteur d’espoir pour des gens qui ont perdu leurs illusions sur l’amour : des gens qui sont las de vivre dans une société où la loi de la jungle prévaut généralement. Le livre de Ruth veut nous convaincre que l’amour, défini de façon traditionaliste comme un engagement sacrificiel à une autre personne, est la sorte d’amour la plus dure et la plus noble. Ruth porte sur la loyauté et sur le prix que cette loyauté impose. Il s’agit de mettre les besoins d’autrui au-dessus des nôtres. Par-dessus tout, il s’agit de la façon dont Dieu atteint ses buts dans l’histoire à travers des individus insignifiants qui se fient à lui assez pour prendre les risques que requiert ce genre d’amour engagé sacrificiel.
A l’époque où les juges gouvernaient Israël, il y eut une famine dans le pays. Un homme de Bethléem en Juda partit séjourner avec sa femme et ses deux fils dans le pays de Moab. Cet homme s’appelait Elimélek, sa femme Noémi et ses deux fils Mahlôn et Kilyôn. Ils étaient Ephratiens, de Bethléhem en Juda. Ils parvinrent en Moab et s’y établirent. Elimélek, le mari de Noémi, mourut là et elle resta seule avec ses deux fils. Ils épousèrent des femmes moabites, dont l’une s’appelait Orpa et l’autre Ruth. Ils demeurèrent là une dizaine d’années, puis Mahlôn et Kilyôn moururent aussi tous les deux, et Noémi resta privée de ses deux fils et de son mari.
Le récit se déroule, comme le dit le premier verset, à l’époque des juges. C’était une époque, comme notre propre siècle, lorsque le vieil ordre moral était en train de s’effondrer. Tout le monde faisait exactement ce qu’il voulait – ou comme l’a fameusement dit l’auteur des Juges, « chacun faisait ce qu’il jugeait bon ». C’était une société tout à fait hédoniste, et par conséquent la brutalité sexuelle et la violence criminelle étaient communes.

Une illustration effroyable de cela est fournie dans les derniers chapitres du livre des Juges, où l’on lit des choses sur le viol collectif et le meurtre d’une jeune servante de Bethléem, et sur la vendetta sanglante qui s’est ensuivie. Ce sont les chapitres 19-21 qui racontent ces événements sordides – mais soyez prévenu – franchement, ils semblent plus comme la une d’un tabloïd que ce qu’on s’attendrait normalement à lire dans la Bible.

Cela aurait été une période assez dure même dans le meilleur des cas. Mais à la violence et à la criminalité de l’époque, notre narrateur ajoute un autre fardeau : la cruauté de providence. Non seulement c’était l’époque où gouvernaient les juges, mais il y avait également une famine dans le pays.

Était-ce un jugement de Dieu sur le déclin moral du peuple ? Était-ce peut-être, comme on a vu au cours de ces dernières années dans certaines parties de l’Afrique, une famine aggravée par leur bellicisme incessant ? Je soupçonne que l’intention de notre narrateur est peut-être que nous tirions une telle conclusion, parce que Bethléem est le cadre pour son histoire, et Bethléem était l’endroit exact d’où a émergé le viol collectif dans les derniers chapitres du livre des Juges.

C’était également ironique, parce que le nom « Bethléem » veut dire « la maison du pain ». Ainsi il n’y avait pas de pain dans la maison du pain. Alors, est-ce surprenant ? Comment pouvaient-ils s’attendre à ce que Dieu accorderait sa bénédiction à un endroit où la brutalité sexuelle et la violence des masses étaient devenues une partie acceptée de la vie quotidienne ?

Toutefois, Bethléem était du moins, comme le note le narrateur, une ville de Juda, c’est-à-dire, elle se trouvait dans les limites tribales du Pays Promis, que Dieu avait donné à son peuple élu. Donc, je crois que nous devons présumer que la décision d’Elimélek de quitter Bethléem pour aller en Moab en tant que refugié économique était peu judicieuse. Moab n’était pas un endroit où tout Israélite qui se respectait choisirait à habiter. Les gens de Moab étaient des païens idolâtres qui n’avaient pas caché leur hostilité envers Israël tout au long des siècles précédents. En fait, le livre du Deutéronome a expressément interdit aux Juifs tout contact social avec les Moabites. La décision d’Elimélek de faire déménager sa famille vers Moab était d’autant plus répréhensible parce qu’il a amené ses deux fils (adolescents, sûrement) avec lui. Quelles étaient les chances qu’ils pussent trouver deux jeunes filles juives à courtiser en Moab ? Rien d’étonnant à ce que Mahlôn et Kilyôn finissent par annoncer leur intention d’épouser des femmes de Moab.

Je crois que nous pouvons conclure à coup sûr que, comme tant d’hommes à l’époque des juges, Elimélek était loin d’être héros spirituel. Et comme si c’était une confirmation de ce soupçon, le narrateur note, non seulement la mort prématurée d’Elimélek, mais aussi la mort prématurée de ses deux fils. Dans le contexte de l’Ancien Testament il se peut que nous soyons censés également l’interpréter comme un acte de jugement divin.

Mais quoi qu’il en soit, étant donné que tous les hommes ont été prématurément supprimés, le terrain est défriché pour ce qui devait être pour les Juifs un développement inattendu dans l’histoire. Contrairement à tant de ces aventures militaires à cette époque-là dans le livre des Juges, ce sera une histoire centrée sur des femmes. Des femmes, d’ailleurs, qui semblent avoir plus de spiritualité dans leur petit doigt que la plupart des hommes de la période entière du livre des Juges semblent avoir eue dans leur corps entier. Examinons d’abord Noémi.

Noémi

Lorsqu’elle a entendu en Moab que le Seigneur était venu à l’aide de son peuple en leur fournissant de la nourriture, Noémi et ses belles-filles ont préparé à revenir en Judée de là. Accompagnée de ses deux belles-filles, elle a quitté l’endroit où elle avait habité et s’est mise en route pour le pays de Judée.

ensez-vous que la veuve d’Elimélek avait hésité à émigrer en premier lieu ? Sans aucun doute, elle tient à revenir en Judée maintenant. La mort de son mari et de ses fils semblent avoir abouti à un désir féroce de découvrir à nouveau ses racines spirituelles. Notez la référence au « Seigneur » (v. 6). Aller en Moab avait été une grosse erreur, et le Seigneur les avait jugées pour cela. Elle avait tout perdu ; elle n’a même pas été récompensée avec des petits-enfants. « Il est temps de revenir. Faisons comme si ces dix dernières années n’avaient jamais existé. Essayons d’en récupérer quelque chose dans le sillage de toute cette misère effroyable », dit-elle.

Mais une pensée lui vient alors, et elle dit à ses deux belles-filles :

« Allez, retournez chacune à la maison de sa mère. Que l’Éternel use de bonté envers vous comme vous en avez usé envers ceux qui sont morts et envers moi-même » (1:8).
Lorsque Ruth et Orpa sont entrées dans la famille d’Elimélek, voyez-vous, elles sont techniquement devenues une partie de sa famille. En femmes mariées, elles ont perdu leur adhésion au tribu de leurs parents. Pourtant, dans cette situation plutôt extraordinaire, Noémi se rend compte que retourner à leurs familles en Moab servirait leur intérêt – quoique leur accueil soit incertain.

Beaucoup de commentateurs interprètent les mots de Noémi, confrontée au chagrin personnel profond, comme un geste de générosité plutôt exceptionnelle, car elle offre de dire adieu au seul appui social lui restant en veuve. En plus, le fait que les belles-filles de Noémi soient tellement réticentes à profiter de cette offre en dit long sur son caractère.
« Non – lui disent-elles – nous reviendrons avec toi vers ton peuple » (1:10)
Les relations entre une belle-mère et les femmes de ses fils ne sont pas connues pour l’affection tranquille, n’est-ce pas ? Ainsi donc je crois que Noémi a dû être une femme exceptionnellement gentille par nature d’avoir obtenu une telle réponse de ses belles-filles. Nous sommes peut-être censés conclure qu’elle faisait honneur à son nom : car « Noémi » signifie « sympathique » en hébreu. Sa suggestion que Ruth et Orpa devraient retourner à leur pays était sans doute encore une autre expression d’une gracieuseté qu’elles pouvaient attendre de Noémi. Et leur désir de rester avec elle confirme l’affection profonde qu’elles avaient pour elle en conséquence.

Mais je ne peux pas m’empêcher de soupçonner que notre narrateur veut que nous remarquions l’ironie, voire le sarcasme dans le ton de Noémi dans le verset 8 lorsqu’elle dit, « Que le Seigneur use de bonté envers vous, comme vous l’avez fait envers ceux qui sont morts et envers moi ». J’y décèle l’implication tacite : « Franchement, Dieu pourrait tirer une leçon de vous deux ; bien que vous soyez païennes, vous avez été beaucoup plus gentille avec moi que lui ! J’espère seulement qu’il vous traitera mieux que moi ! Car il m’a laissée sans repos, sans foyer, sans mari et sans aucune chance de trouver à nouveau une telle sécurité ou une telle tranquillité d’esprit ».

Si nous en avons le moindre doute, ce ton cynique est encore plus clair dans les versets 11-13 :
« Retournez, mes filles. Pourquoi viendriez-vous avec moi ? Je suis bien plus affligée que vous, car la main de l’Éternel s’est étendue contre moi ! »
Ne pouvez-vous pas y entendre l’amertume ? Comme si elle disait :

« Ne restez pas avec moi. Je suis une ratée, moi. Je porte malheur. Les choses iront plus mal pour vous si vous restez avec moi. Après tout, vous êtes qui ? Jeunes femmes moabites. Là d’où je viens, vous serez les victimes de toutes sortes de discrimination raciale et harcèlement sexuel. Je suis au courant de ce qui se passe à Bethléem. Votre seul espoir de survivre dans cette jungle est d’avoir un mari qui pourrait vous protéger et subvenir à vos besoins. Là, c’est peu probable. Quel Israélite qui se respecte épouserait une femme d’une race méprisée dans son propre pays ? Mes fils l’ont fait seulement parce qu’ils habitaient en Moab. Ils ne l’auraient jamais fait en Judée. Si j’avais d’autres fils, ils feraient peut-être ce qui est convenable, et vous épouseraient à la place de leurs frères, mais je n’en ai pas, je ne suis plus en âge d’en avoir, et même si j’en avais, vous seriez trop vieilles pour vous marier quand ils deviendraient adultes. Il est inutile de revenir avec moi. Vous ne ferez qu’augmenter votre réserve de malheur. Votre seul espoir se trouve en Moab. En Judée il n’y a d’espoir pour aucun de nous. Surtout pas pour moi. Non, mes filles, je suis bien plus affligée que vous, car la main du Seigneur s’est étendue contre moi ».

Certains commentateurs va jusqu’à suggérer que ce n’était pas autant un cas de générosité héroïque de la part de Noémi, mais un cas de désespoir résigné qui l’a poussée d’offrir à ces deux femmes la liberté de retourner en Moab ; elle était en proie, affirment-ils, d’un désespoir tellement abject qu’elle était presque devenue suicidaire. Cela semble certainement être le ton de sa salutation aux femmes de Bethléem lorsqu’elle y parvient finalement.
Elle leur répondit: « Ne m’appelez plus Noémi, appelez-moi Mara (L’affligée), car le Tout-Puissant m’a beaucoup affligée. Je suis partie d’ici les mains pleines, mais le Seigneur m’a fait revenir les mains vides. Alors pourquoi m’appeler encore Noémi quand le Seigneur tout-puissant s’est tourné contre moi et a causé mon malheur ? (1:20-21)
C’est comme si le retour à Bethléem, avec tous ses vieux souvenirs, élevait son apitoiement sur elle-même à un nouveau degré d’intensité. Un certain traducteur a essayé de traduire le calembour en argot. Son piètre résultat : « Ne m’appelez pas chérie, appelez-moi grognon ».

Voilà une femme blessée et en colère qui n’a pas peur d’en faire savoir au monde ! Au-delà de la gamme d’espoir, le chagrin l’a plongée dans les profondeurs de mélancolie atypique.

Mais se peut-il que l’intention de l’auteur inspiré soit que nous tirions une leçon des mots durs et amers de Ruth ? Une leçon sur comment faire face aux pertes. Certains d’entre nous ont subi le même sort, n’est-ce pas ? Quelqu’un que vous aimez est parti, peut-être en conséquence de la mort ou de l’échec du mariage. Des circonstances inéluctables vous a peut-être menés dans des directions différentes, ou il/elle vous a peut-être quitté pour quelqu’un d’autre, comme le font les gens de nos jours. Quelle que soit la raison, si vous avez connu une perte vous connaîtrez les étapes qui l’accompagnent invariablement : l’engourdissement des premiers jours que les autres prennent souvent pour de la force ; la tristesse profonde qui s’empare de votre esprit après que le premier choc a disparu, le noyant dans un flot incessant de mélancolie et de dépression ; les sentiments irrationnels de remords et de colère qui vous surprennent et vous désorientent ; la lutte étrange entre la fantaisie et la réalité ; l’espoir torturant que soudain il/elle apparaîtra dans la porte et tout sera comme avant ; la douleur sans soulagement ; les questions sans réponses ; les regrets, le désir pour juste encore une occasion de dire « je m’excuse » ou « merci » ou peut-être simplement « adieu ». Par-dessus tout, vous aurez ce sens d’isolation totale, cet enfer privé de solitude complète – qui est tellement exaspéré par les banalités bien-intentionnées mais tout à fait inadéquates des amis qui vous disent : « vous en sortirez ». « Vous avez vos souvenirs », disent-ils, mais vous ne désirez pas de souvenirs. Les souvenirs ne sont que la poussière et les cendres dans votre bouche, déclenchant plus de douleur. Une peu de musique sur la radio, une parfum dans l’air, un passant dans la foule qui ressemble au bien-aimé ; des souvenirs évidemment insignifiantes et involontaires, toutefois, ils suffisent à vous plonger dans de nouvelles cataractes de désespoir. Si vous avez perdu quelqu’un, vous n’aurez aucun mal à vous reconnaître en Noémi.

Bien entendu, certains commentateurs, se rendant compte du ton négatif du dialogue de Noémi dans ce chapitre, ont tendance à la critiquer. Après tout, Ruth a également du chagrin, disent-ils, mais elle semble avoir trouvé une disposition d’esprit beaucoup plus positive que sa belle-mère. Et il n’est sûrement pas convenable de blâmer Dieu comme le fait Noémi ?

Personnellement, je doute sincèrement que l’intention du narrateur est que nous répondions de façon tellement critique. Je soupçonne que, comme le livre de Job et comme beaucoup des psaumes, notre auteur nous y encourage de compatir à la dévastation émotionnelle que la perte apporte dans son sillage. Bien sûr que Noémi blâme Dieu. Bien des personnes au cœur brisé le font, et il est facile de comprendre pourquoi. N’est-il pas le chef souverain de toutes les affaires humaines ? Si ce n’était pas lui qui a supprimé Elimélek et ses deux fils, qui était-ce ? Appelez cela l’attitude thérapeutique si vous voulez, mais il est parfois nécessaire de décharger les sentiments négatifs. Il n’y a rien de non spirituel vis-à-vis de l’honnêteté émotionnelle – bien qu’on puisse être pardonné d’avoir pensé qu’il y en avait, à en juger par le stoïcisme pointilleux de nombreux chrétiens évangéliques.

Non, dans cette histoire, Dieu nous invite à être franc au sujet de nos sentiments – aussi franc que Noémi.

Une des fonctions de la grande littérature est de nous donner des mots et des histoires qui nous aident à faire ainsi. Vous souvenez-vous du moment dans le film Quatre mariages et un enterrement quand le jeune homme gay a lu le poème de W.H. Auden ?
Arrêter les pendules, couper le téléphone,
Empêcher le chien d’aboyer pour l’os que je lui donne,
Faire taire les pianos et les roulements de tambour
Sortir le cercueil avant la fin du jour.
Il était mon Nord, mon Sud, mon Est, mon Ouest,
Ma semaine de travail, mon dimanche de sieste,
Mon midi, mon minuit, ma parole, ma chanson.
Je croyais que l’amour jamais ne finirais : j’avais tort.
C’était une scène poignante et touchante. La génie d’Auden lui a donné les mots dont il avait besoin pour exprimer le chagrin amer qu’il éprouvait en ce moment-là. Et, de même, en enregistrant la plainte amère de Noémi, la Bible nous donne une façon de nous apercevoir notre propre douleur émotionnelle pendant ces moments cruciaux de notre vie quand nous en avons besoin.

Dans son roman The Blood of the Lamb (Le sang de l’agneau), Peter de Vries raconte une histoire qui a produit un effet puissant sur moi au fil des années. Il s’agit d’un homme dont la fille meurt de la leucémie. Au douzième anniversaire de sa fille, il est en route à l’hôpital, un gâteau d’anniversaire dans ses bras. Avant qu’il n’y arrive, il apprend la nouvelle que sa fille est morte. Par désespoir, il chancelle dans les rues, tenant encore le gâteau, ne sachant où il va. Il se trouve hors d’une église. Et comme il lève ses yeux au crucifix sur le mur de l’église, soudain il explose de colère, lançant violemment le gâteau d’anniversaire au visage du Christ.

Cela a soulevé toutes mes défenses évangéliques la première fois que je l’ai lu. C’était, je me suis dit, un acte hideusement blasphématoire. J’en réfléchissais alors et je me suis rendu compte que ce n’était rien de la sorte. C’était un symbole de colère, oui, mais qu’est-ce qui est Jésus sur la croix sinon un symbole de colère, la colère passionnée de Dieu contre le mal de ce monde cassé et inique ? La croix est le signe de la colère divine en train de se décharger de façon sauve et guérissante. À travers cette croix, Dieu se réconcilie avec un monde inique. Là, sa colère est dégagée. Ainsi donc, comment pourrait-il être dérangé par un autre père qui a également perdu un enfant, déchargeant sa colère de la même façon ?

Le monde que nous habitons est injuste et tragique. Quand on se met en colère, il faut se rappeler que cette émotion-là n’est pas inconnue pour Dieu. Lui aussi l’a éprouvée. Je ne crois pas que cela lui dérange d’exprimer notre colère. Je pense qu’il sait que nous avons besoin de nous soulager le cœur si jamais nous allons nous réconcilier avec ce qui s’est passé, ou si nous allons vraiment nous réconcilier avec lui, l’architecte de nos vies. Il ne faut pas blâmer autrui, ni, à mon avis, soi-même quand on ressent de tels sentiments négatifs. Quand nous sommes déroutés par la façon dont Dieu nous traite, et quand nous nous sentons dupés par la cruauté de sa providence, il est donc naturel, et loin d’être non spirituel, de vouloir le lui raconter. Refouler notre rage dans cette situation n’aurait probablement pour effet que d’intensifier notre dépression.

J’ai souvent eu des gens dans la peine me dire, « Je sais. Je ne devrais pas ressentir cela. » Mais « devrais » n’est pas un mot utile dans le contexte de nos vies émotionnelles. Les sentiments ne sont pas sous le contrôle de la volonté de la même façon que le sont les actes moraux. Être honteux de ses sentiments est un peu comme être honteux de son apparence. Il y a une limite à ce qu’on peut faire pour changer son apparence. Et il y a une limite à ce qu’on peut faire pour changer ses sentiments. La réponse convenable aux sentiments négatifs est la même qu’une réponse convenable à un bouton sur le visage qu’on ne désire pas : l’acceptation, non les sentiments de culpabilité. Si on refuse d’affronter ses sentiments négatifs, on se condamne à un cycle encore plus cruel de rancune interne accumulé, d’où peut-être il n’y aura pas de fuite facile.

S’il existe des doutes sur l’intention de la Bible de donner la permission d’exprimer de la colère contre une perte personnelle, voire contre Dieu lui-même, on ferait bien de se rappeler celui qui, dans son heure de chagrin, s’identifiant aux innocents souffrants à travers le monde, a crié « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »

La tristesse de Noémi ne durera pas toujours. Il est important de se rappeler cela. Cette histoire-là a bien une fin heureuse. Mais tant que le chagrin endure, il n’y a absolument rien dans la religion biblique requérant que Noémi fasse semblant de ressentir quelque chose qu’elle ne ressentait pas vraiment. Et la religion biblique l’encourage bien à exprimer son chagrin en présence de Dieu, juste comme elle le ressentait.

Toutefois …

… dans cette scène de tragédie et de vies brisées, il y a déjà un signe d’espoir.

Noémi ne le reconnaît pas à cette étape de l’histoire, car cela provient d’une source bien inattendue. Mais nous, en auditeurs de l’histoire avec un point de vue privilégié, pouvons le voir. Il centre, bien sûr, sur l’autre vedette féminine du drame : Ruth.

Ruth
Mais Ruth lui répondit : « N’insiste pas pour que je te quitte et que je me détourne de ta route; partout où tu iras, j’irai; où tu t’installeras, je m’installerai; ton peuple sera mon peuple et ton Dieu sera mon Dieu. Là où tu mourras, je mourrai aussi et j’y serai enterrée. Que l’Eternel me punisse avec la plus grande sévérité, si autre chose que la mort me sépare de toi ! Devant une telle résolution à la suivre, Noémi cessa d’insister.
Bien que cela se produise au début de l’intrigue, cette décision de la part de Ruth est effectivement le gond sur lequel l’histoire entière pivotera. En fait, on trouve que ces deux versets sont le tournant, non seulement du sort de Ruth et Noémi elles-mêmes, mais de la nation entière d’Israël. On n’exagérerait pas en affirmant que le plan complet de salut de Dieu pour le monde entier pivote sur cette décision apparemment insignifiante d’une veuve moabite. Voilà pourquoi cette histoire est tellement extraordinairement passionnante.

Pourquoi a-t-elle refusé de retourner en Moab ? Noémi a essayé de la persuader, mais la force de sa logique n’a pas du tout ébranlé la résolution de Ruth : « Devant une telle résolution à la suivre, Noémi cessa d’insister ». (1:18) Littéralement, « Noémi s’est abstenue de parler avec elle ». Encore une fois, le ton du hébreu ne suggère pas tant la gratitude pour la fidélité de Ruth que le silence renfrogné de celle dont la capacité de lutter est complètement épuisée. Noémi est au-delà du point de se faire du souci. Elle croit que le grand geste de Ruth n’aura aucune effet sur sa situation. Pour sa part, c’est la folie pure, et d’un point de vue rationnel, elle a raison de le penser.

Ruth aurait été bien justifiée de retourner à son monde familier, comme l’avait fait sa belle-sœur Orpa. C’était la chose raisonnable à faire ; personne ne pourrait vraiment la blâmer pour cela. Même sa belle-mère le disait. Cependant, elle choisit de rester avec Noémi, sachant que, selon toute probabilité, elle choisit une vie de pauvreté, d’exil et de célibat. Pourquoi l’a-t-elle choisie ?

Selon l’auteur, la clé se trouve manifestement dans les mots de Ruth. « N’insiste pas pour que je te quitte et que je me détourne de ta route; partout où tu iras, j’irai; où tu t’installeras, je m’installerai; ton peuple sera mon peuple et ton Dieu sera mon Dieu ». Qu’impliquent ces mots ?

Tout au moins, ils impliquent que Ruth a commencé à croire en le Dieu de la Bible. Elle était peut-être moabite d’après la race, mais sa foi était maintenant devenue celle d’une Israélite. Et pas seulement nominalement, parce qu’elle était entrée dans une famille juive. Non, lorsqu’elle est donnée l’occasion de retourner à ses dieux tribaux, elle choisit volontairement de ne pas le faire. De toute évidence, la foi qu’elle avait embrassée comptait beaucoup pour elle personnellement. Cela vaut la peine de remarquer une subtilité intéressante dans l’usage répété du narrateur du verbe « revenir » dans ce chapitre. En hébreu, ce mot-là porte le sens, non seulement de changer la direction d’un corps, mais également le sens métaphorique de « repentir » ou d’« être converti ». Autrement dit, cela peut signifier revenir à Dieu. Et, réflexion faite, il doit porter ce sens ici. Car Ruth ne « revient » physiquement pas à Bethléem, puisqu’elle n’y a jamais été. Toutefois, le texte hébreu du verset 22 dit expressément : « C’est ainsi que Noémi et sa belle-fille, Ruth, la Moabite, revinrent des plaines de Moab. »

Ce n’était pas simplement un voyage pour Ruth, voyez-vous. C’était un baptisme.

La décision de Ruth d’accompagner sa belle-mère à Bethléem était une identification publique au Dieu d’Israël. « Ton Dieu sera mon Dieu », a-t-elle juré. Ce désir de ne plus s’identifier aux idoles païens de son propre peuple était un facteur majeur, semble-t-il, dans le choix de Ruth.

Quand même, je crois que c’est plus compliqué que cela. Réexaminez de près les versets 16-17. Les paroles de Ruth ici ne sont pas seulement la simple expression de détermination personnelle. Elle exprime délibérément sa décision sous forme d’une promesse d’alliance. L’invocation d’une malédiction sur elle-même, si jamais elle ne tient pas sa parole, est caractéristique de telles alliances dans le monde antique. « Que l’Eternel me punisse avec la plus grande sévérité, si autre chose que la mort me sépare de toi ». Une telle formulation dans le monde antique avait la force d’un contrat légal, plutôt semblable aux paroles des vœux de mariage contemporains.

Ce qui est d’autant plus remarquable est la similarité entre la formulation choisie par Ruth et la promesse d’alliance que Dieu avait faite à Israël au temps de Moïse. Dieu avait maintes fois dit à Israël dans les premiers livres de la Bible, « Partout où tu iras, ma présence ira avec toi ». Et Ruth que dit-elle à Noémi ? « Partout où tu iras j’irai ; où tu t’installeras, je m’installerai ». Dieu avait dit à Israël à de nombreuses reprises, « Je serai votre Dieu et vous serez mon peuple ». Et Ruth que dit-elle à Noémi ? « ton peuple sera mon peuple et ton Dieu sera mon Dieu ».

Les parallèles sont manifestes et délibérées. Ruth rappelle la formule d’alliance. Pourquoi ? Pourquoi se lier de façon tellement irrévocable et solennelle à cette autre femme, dans une formulation vénérable qui était tellement caractéristique de la promesse divine à Israël ? Je crois que c’est parce que notre auteur nous invite à tirer une conclusion – une conclusion extrêmement importante.

Ruth était peut-être une nouvelle convertie à la foi d’Israël, mais elle a déjà appris quelque chose de profonde importance théologique à propos du Dieu de la Bible. Elle avait appris que la réponse morale principale que Dieu exigeait de son peuple était l’amour. Et une sorte spéciale d’amour – l’amour-alliance – un amour-alliance comme le sien.

L’amour-alliance n’est pas une émotion sentimentale. C’est un profond engagement personnel à une autre personne. En tant que tel ce n’est pas quelque chose que notre attitude thérapeutique contemporaine comprend ou auquel elle attache une grande valeur. Par sa nature même, cela implique de mettre les intérêts d’autrui au-dessus des nôtres – donc, cela ressemble beaucoup plus aux idées traditionnelles de l’amour associées avec l’abnégation. Fait significatif, bien sûr, un tel amour-alliance était précisément ce qui était en train de s’effondrer à l’époque où gouvernaient les juges. Osée, quelque siècles plus tard, irait encore se plaindre de cela. « Il n’y a plus d’amour-alliance dans le pays ». Dit-il, « C’est pourquoi le pays passera par le deuil, et tous ses habitants dépériront ». (Osée 4:1-3) Israël était en train de sombrer dans une mer d’anarchie morale, et la source de cet effondrement était l’abandon de l’idéal d’amour-alliance dans les relations personnelles. Les gens ne se souciaient plus les uns des autres. Ils ne faisaient plus confiance les uns aux autres. Ils n’étaient plus fidèles les uns aux autres. Dieu leur a promis l’amour-alliance, mais les gens rebelles d’Israël n’ont pas vu ce qu’ils gagneraient à faire preuve d’un tel amour les uns envers les autres. Et Israël récoltait le jugement de Dieu sur son égoïsme endurci par suite. Le pays pleurait. Il n’y avait pas de pain, même dans la maison du pain.

Quand l’amour-alliance diminue dans la société humaine, la misère augmente. Dieu a intégré cette loi morale dans le monde de façon aussi inéluctable que la loi de gravité. Et quand même, dans une échange privée entre deux femmes apparemment sans importance, un modèle différent de relations humaines y émerge. Ruth manifeste pour une vraie Israélite la sorte d’engagement d’amour-alliance que Dieu exige de son peuple en ce qui concerne les relations. Orpa, sa belle-sœur, n’était pas une particulièrement mauvaise personne de ne pas avoir fait preuve du même dévouement à Noémi. C’était simplement qu’elle n’était pas croyante. Elle ne pouvait pas faire le premier pas vers la foi qu’a fait Ruth. C’était trop sacrificiel pour elle parce qu’elle ne croyait pas en le Dieu qui récompensait pour l’amour-alliance. Mais Ruth l’a fait. Et c’est pourquoi Ruth a choisi ainsi.

Je vous suggère que cela, c’est la leçon fondamentale que notre auteur veut que nous tirions de cette histoire. Quand nous les êtres humains abandonnons l’idéal d’amour-alliance, nous créons un désert autour de nous-mêmes où les faibles et les vulnérables, comme Noémi, souffrent le plus, bien qu’ils soient peut-être les moins coupables. Et cependant, quand une seule personne découvre la foi requise à faire ce sacrifice lourd de conséquences, le jugement commence alors à se dissiper, le désert commence à fleurir et le désespoir commence à céder à l’espoir.

La décision de Ruth de s’accrocher à Noémi était effectivement un tel tournant. Lisez l’histoire ultérieure et vous découvrirez qu’au bout du compte cette décision aurait pour résultat, non seulement la naissance du roi David, mais la naissance de Jésus-Christ lui-même. Et même à ce stade débutant, il y a une allusion subtile ingénieusement insérée par notre auteur indiquant que nous sommes à un tel tournant :
C’est ainsi que Noémi et sa belle-fille, Ruth, la Moabite, revinrent des plaines de Moab. Lorsqu’elles arrivèrent à Bethléhem, c’était le début de la moisson de l’orge. (1:22)
Alors, il y a du pain encore une fois dans la maison du pain ; ainsi donc, Dieu a décidé qu’il est possible de bénir son peuple à nouveau. Et quand commencent-ils à le moissonner ? Juste au moment où Ruth arrive sur les lieux. Quelle coïncidence inouïe !

Si nous avions le temps, il y a beaucoup de thèmes dans cette histoire qui mériterait l’exploration.

Le rôle des femmes dans les buts de Dieu

L’Israël ancien, bien sûr, était une société profondément patriarcale, et surtout à l’époque des juges lorsque le machisme mâle violent était à l’ordre du jour. Pourtant, dans cette histoire on nous présente une femme indépendante, autonome et courageuse. Dans le débat actuel sur les rôles des sexes, peut-être y a-t-il ici quelque chose que chacun d’entre nous, mâle et femelle, pourrait utilement considérer. Est-il possible que les femmes comprennent intuitivement l’amour-alliance et ses sacrifices mieux que les hommes ? Est-il possible que la jungle humaine ait appris aux hommes à être des rivaux agressifs et des compétiteurs, et qu’en conséquence, ils aient perdu de vue l’amour-alliance ? Est-il possible que lorsque les femmes, en leur quête légitime de l’égalité des sexes, aspirent aux mêmes rôles sociaux qu’ont les hommes, elles mettent en péril la chose la plus précieuse dont elles sont dotées – leur sensibilité spéciale à l’importance de l’amour-alliance ?

L’ouverture du cœur de Dieu aux minorités

Avez-vous remarqué à quel point l’adjectif ‘moabite’ est lié au nom de Ruth dans cette histoire ? Dans presque tous les cas où son nom est mentionné c’est « Ruth la Moabite », quoique cette description soit plutôt redondante en générale. La raison pour l’allusion répétée de l’auteur à l’origine ethnique de Ruth est qu’il veut déconseiller à son audience d’interpréter l’alliance de Dieu de façon chauvine. En raison du statut privilégié des Israélites comme peuple élu, l’ethnocentricité et le préjugé raciste étaient toujours un danger pour eux. Mais tout au long de l’Ancien Testament il existe un élément fort de protestation contre toute forme de xénophobie. La promesse d’Abraham est qu’il sera le moyen de bénir toutes les nations, et Ruth en est la réalisation classique. Dieu ne juge jamais les gens d’après leur couleur, leur sexe, leur orientation sexuelle – il examine le cœur. Et nous devrions donc faire de même.

L’exercice de prudence dans l’interprétation de la loi biblique

Selon le Deutéronome 23:3, aucun Moabite n’était permis de se joindre au peuple de Dieu. Les Moabites étaient exclus en permanence. Tout de même, on trouve ici une femme moabite qui était acclamée comme héroïne spirituelle ! Comment cela ? On aurait sans doute sourcillé à Bethléem lorsque Noémi est revenue accompagnée de cette métisse de Moab … peut-être y a-t-il certains qui citaient des textes de preuve du Deutéronome contre elle : « La Bible dit que tous les Moabites descendront aux enfers ! Il ne faut pas les admettre dans l’Alliance Évangé … euh … je veux dire, dans la nation d’Israël ».

Mais le fait est, bien sûr, que les Moabites dénoncés par la loi étaient des Moabites païens. Ruth, quoique Moabite de naissance, croyait aussi en le Dieu de la Bible. Et l’idée directrice de notre histoire est que, en tant que telle, elle avait autant le droit d’être acceptée dans le peuple de Dieu que n’importe quel Israélite.

La leçon est claire. Une interprétation littérale des lois et des règles qu’on trouve dans la Bible peut mener à des très mauvaises conclusions. Si la loi sur les Moabites avait besoin d’interprétation prudente, est-il donc possible que la loi sur l’homosexualité en ait également ?

Une leçon sur l’amour

Comme je l’ai dit au début, nous habitons un monde où bien trop souvent les relations humaines se révèlent être peu heureuses. Dans son livre The Sane Society (La société raisonnable), Eric Fromm remarquent, « On ne peut pas trouver beaucoup d’amour dans le monde contemporain. Au lieu de cela, il y a une amitié superficielle qui dissimule une distance, une indifférence, une méfiance subtile ». Comme l’écrit Karen Homey dans The Neurotic Personality of our Time (La personnalité névrotique de notre époque), « l’individu normal de nos jours se sent isolé … Il se trouve dans un dilemme : il désire ardemment de l’affection mais a du mal à l’obtenir ». Dans son livre The Culture of Narcissism (La culture de narcissisme), Christopher Lasch écrit, « Dans notre société … il est de plus en plus difficile de maintenir des amitiés, des relations amoureuses et des mariages qui durent. La vie sociale est devenue de plus en plus belliqueuse. Les relations personnelles ont pris la nature du combat. Certains gens ennoblissent le combat en offrant des cours de l’affirmation de la personnalité ; d’autres célèbrent les liens temporaires qui en découlent avec des slogans comme ‘la relation ouverte’. Mais en le faisant, ils ne font qu’accentuer l’insatisfaction avec la qualité des relations humaines qui est au cœur de notre problème ».

‘L’amitié superficielle’, ‘l’isolation émotionnelle’ et ‘l’insatisfaction généralisée avec la qualité des relations’ – est-ce que de telles locutions vous disent quelque chose ? C’est sûrement le cas pour moi. Comme dans l’époque des juges, il n’y a aucune fidélité, aucun amour-alliance, et donc, le pays pleure.
Mais l’encouragement que l’histoire de Ruth nous apporte est que vous et moi pouvons faire quelque chose pour changer les choses. Il ne faut pas les postes de cabinet pour le faire ; il ne faut pas marcher dans les couloirs de pouvoir pour changer le cours des événements de notre société. Ce que le livre de Ruth a l’audace de suggérer est qu’un seul acte d’amour héroïque de la part d’un membre insignifiant d’une minorité socialement méprisée était la clé de l’entièreté de la bénédiction future d’Israël.

Voyez-vous maintenant pourquoi Jésus a dit que les gens ont besoin de voir comment nous les chrétiens nous nous aimons ? Il n’y a rien de plus puissant à faire pour ce monde inique que de démontrer, comme Ruth, la nature de l’amour-alliance de Dieu dans nos relations.

C’est un message particulièrement poignant pour ceux qui sont gays. Sommes-nous peut-être aux prises avec la solitude qui accompagne souvent notre orientation ? Avons-nous peut-être du ressentiment contre elle ? Comme Noémi, au fond de nous, nous nous sentons dupés par la manière dont Dieu nous a traités. C’est une réaction compréhensible, bien entendu. Mais le fait est que nous n’avons pas à nous apitoyer sur nous-mêmes. Il y a une alternative, une façon d’échapper à l’amertume et trouver le contentement. Cela requerra la foi et le sacrifice de notre part, mais la noblesse de Ruth démontre que c’est possible. Elle fait du célibat, non son sort, mais son choix.

Elle s’est engagée, en amour-alliance, non à un mari, mais à une autre femme.

Non, je ne suggère pas que c’était une relation lesbienne. Quoique, franchement, s’il y avait eu une dimension érotique, je ne sois pas certain que la Bible aurait ressenti le besoin de nous le dire. Car la Bible s’intéresse moins à la question très personnelle de quand et comment les gens deviennent sexuellement excités que la plupart des chrétiens évangéliques le pensent. C’est une histoire de quelque chose de beaucoup plus important que cela – et beaucoup plus au centre de la morale biblique. C’est une histoire sur la vertu la plus haute et la plus noble dont un être humain puisse faire preuve – c’est une histoire sur l’amour-alliance.

Je songe à une femme que j’ai une fois rencontrée qui a abandonné sa carrière pour soigner un parent âgé souffrant d’une maladie d’Alzheimer – voilà l’amour-alliance. Je songe à un divorcé gay qui a refusé une promotion très lucrative afin de pouvoir passer plus de temps avec ses enfants – voilà l’amour-alliance.

Je songe à un étudiant que je connaissais qui a abandonné sa place aux Premiers Onze de Cambridge pour emmener un enfant handicapé au McDonald’s tous les samedis après-midi – voilà l’amour-alliance.

Je songe à une infirmière lesbienne qui a accepté le célibat permanent comme le prix à payer pour sa vocation de soigner les victimes de SIDA en Ouganda – voilà l’amour-alliance.

Je songe à une personne que je connais qui, en dépit des pressions d’une vie extrêmement active et astreignante, prend le temps d’aider ses amis de manière fiable et immédiate à chaque fois qu’ils ont besoin de lui – voilà l’amour-alliance.

Je songe à deux hommes gays qui habitent ensemble, fidèles l’un à l’autre, depuis presque deux décennies – qui se sont soutenus durant des périodes de chômage, de mauvaise santé et de tragédie personnelle – ça, chers amis, c’est également l’amour-alliance.

Ne permettez à personne de ridiculiser un tel amour. Je vous dis qu’un tel amour a le pouvoir de changer le monde. Ce que nous faisons, vous et moi, dans le petit et apparemment insignifiant domaine de nos relations personnelles compte – cela compte à une échelle beaucoup plus grande que nos propres vies mineures. Quant à l’amour-alliance, un acte qui pourrait sembler inutile et sans importance pour les autres pourrait être, aux yeux de Dieu, un évènement crucial dans son grand plan cosmique.

Permettez-moi de faire une comparaison : Ruth quitte la sécurité de son pays pour soigner une femme plus âgée et aigrie. Le Christ quitte la gloire du paradis pour mourir tout seul sur une croix de bois. Que devez-nous penser de ces deux évènements ? Un sacrifice inutile ? Un geste sans but ? Non – l’amour-alliance.

Le sort même de notre monde dépend de telles manifestations individuelles d’amour-alliance.

Voilà l’idée que cette histoire essaye de nous aider de comprendre. C’est, dans un sens très réel, ce que Jésus voulait dire lorsqu’il a dit chargez-vous de votre croix et suivez-moi. C’est une histoire du vrai sens de l’amour. Une histoire destinée à nous éloigner de notre attitude égoïste, individualiste et thérapeutique envers l’amour. Une histoire conçue pour nous encourager à croire que si nous voulons bien savoir ce que signifie l’amour dans sa forme la plus complète et riche, nous devons accepter l’engagement et le sacrifice comme le prix d’amour.

Dans son livre Civilisation, Kenneth Clarke commente : « Nous pouvons nous détruire tant avec le cynisme qu’avec les bombes ». C’est une constatation astucieuse. Il est trop facile, lorsque le mal est ascendant, de devenir découragé et pessimiste. Bien des personnes idéalistes s’abandonnent à la déception et au doute, sous les pressions d’un monde où le bien semble trop souvent être perdant. À certains égards, c’est précisément le danger représenté par Noémi dans l’histoire. Elle était une femme de foi, mais elle était réduite par l’impact dévastateur des circonstances à un état de ressentiment obstiné. « Le Tout-Puissant m’a beaucoup affligée », dit-elle. Elle y articule la plainte de tout croyant qui se trouve la victime innocente d’une providence divine importune. « Comment pouvez-vous continuer à croire en l’amour de Dieu, quand de telles choses surviennent ? », demandons-nous. Le monde est trop misérable, trop accablé de douleur, trop tragique, trop injuste pour qu’aucune confiance en Dieu ne survive, sauf peut-être un Dieu d’indifférence sans pitié.

Mais Noémi a découvert que son cynisme était déplacé. Dieu est amour, et en fin de compte la promesse de son amour lui était restaurée. Comment ? En conséquence de son expérience personnelle de l’amour humain de Ruth. Voilà comment sa foi en l’amour-alliance du Dieu d’Israël était restaurée ; voilà comment son âme était sauvée. Car un autre être humain lui a fait preuve de l’amour-alliance. Si nous allons éviter les périls du cynisme dans notre monde brisé, voilà comment nous devons obtenir de l’appui pour notre foi, et comment nous aussi devons chercher à soutenir la foi d’autrui.

Nous avons besoin de modèles d’amour-alliance dévoué et altruiste. On a besoin de tels modèles, nulle part plus que dans la communauté gay. Et d’où viendront de tels modèles, sinon de parmi les chrétiens ?

Voyez-vous, en cette époque turbulente, quand des hommes machos prenant plaisir au viol et aux coups d’une nuit semblaient dominer le monde, ce n’était pas l’héroïsme physique de la force de Samson qui a suprêmement fait avancer le but de Dieu et apporté la bénédiction sur le monde. C’était l’héroïsme moral de l’amour de Ruth.

* * *
L’amour-alliance. L’amour sacrificiel. L’amour rédempteur. Croyons-nous vraiment en un tel amour ? Un amour qui n’est pas simplement une intensité de sentiment située quelque part entre le cerveau et l’aine, mais qui est un engagement à un autre être humain ?

Si nous voulons voir le modèle ultime d’un tel amour, il faut se tourner vers une croix ; une croix où Dieu lui-même a démontré l’extrême auquel l’amour-alliance ira dans son engagement et dans son sacrifice, dans sa détermination absolue à faire du bien au bien-aimé. Et pendu à cette croix, il nous dit ce soir, « aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés ».

© Roy Clements, tous droits réservés. (Traduction : F.W.)